Introduction
1L’activité instrumentée s’inscrit dans de nombreux cadres d’analyse pouvant mobiliser la sociologie (Perriault, 1989 ; Akrich, 1989 ; Jouet, 2000 ; Albero, 2010), la genèse instrumentale (Rabardel, 1995 ; Albero et Brassac, 2013), l’approche culturelle (Leroi-Gourhan, 1943/1971 ; Ellul, 1977 ; Gille, 1978 ; Haudricourt, 1987) ou encore anthropologique (Mumford, 1973-1974 ; Roqueplo, 1983 ; Norman, 1988 ; Hutchins, 1995). Ces différentes orientations questionnent, à différents niveaux, les variables qui influencent la relation sujet-instrument en mettant en évidence le fait que cette relation est toujours située dans un environnement donné pour répondre à une situation-problème spécifique soit imposée socioculturellement, soit choisie par le sujet. Si ces cadres sont éclairants pour comprendre, à différents niveaux, les processus relationnels sujet-instrument, ils questionnent peu la relation sujet-artefact, en se demandant pour quelles raisons et dans quelles conditions un sujet (ou un groupe social) perçoit ou non un artefact avant même d’en faire un instrument en situation réelle. L’affordance vise précisément à identifier les raisons et conditions favorables ou, au contraire, limitant voire empêchant, la mise en relation sujet-artefact à partir de la perception du sujet. Il s’agit alors, non pas d’étudier ce que produisent les strictes relations sujet-instrument mais ce qui permet leur mise en relation à partir de tiers souvent « invisibles » (connaissances, us et coutumes, valeurs, règles prescrites, statut social du sujet). Or les conditions de cette mise en relation ne sont pas immédiatement perceptibles dans l’observation de relations sujet-instrument. C’est pourquoi le premier objectif de l’approche écologique de l’affordance est d’identifier des préalables, ou pré-possibles, à des relations hypothétiques ou déjà constatées (Simondon, 1958 ; Debaise, 2011) en tenant compte du but que poursuit un sujet dans un environnement technique et socioculturel contraint (Reed, 1988 ; Norman, 1988 ; Turvey, 1992 ; Niveleau, 2006 ; Morineau, 2009 ; Morgagni, 2011 ; Simonian, 2019). Cette orientation consiste à considérer que la relation sujet-artefact dépendrait des besoins des sujets, en partie conditionnés socioculturellement, mais qui lui permettraient de se projeter dans une action jusqu’à détourner son attention d’un artefact (non-affordance) ou, au contraire, d’y porter attention (affordance). Dans le cas d’une affordance perceptive, un deuxième stade est d’identifier l’intentionnalité portée à l’artefact par le sujet (affordance intentionnelle) pour savoir les raisons et conditions qui transforment (ou non) cette affordance intentionnelle en affordance réelle. Cependant l’affordance ne s’intéresse pas à la fonctionnalité des artefacts mais aux propriétés qui relient le sujet et l’artefact (Morineau, 2010), qui sont compatibles sous certaines conditions, car ils font partie du même environnement. L’étude porte alors sur les propriétés de l’environnement qui les relie et non strictement celle du sujet et de l’instrument. Enfin, l’affordance (3e stade) se traduit par l’offre de nouvelles possibilités offertes par le couplage sujet/artefact du fait d’avoir transformé certaines des propriétés de l’environnement (tant au niveau du sujet, d’un ou plusieurs composants de l’environnement, que de l’environnement tout entier [1][1]Par exemple, un formateur qui exerce son activité dans un…).
1. Problématique de l’affordance : synthèse de l’émergence du concept à son acception actuelle
2 L’affordance, tel qu’initiée par son fondateur Gibson (1979), traduit la perception immédiate par un être vivant d’une possibilité offerte par un environnement en vue d’une action pour répondre à un besoin précis. Cette orientation de Gibson (1979) se fonde, pour partie, sur les travaux de Werner (1926/1948) qui remarque que le monde primitif serait peuplé d’objets d’action, encore appelés signaux d’action. Werner (1926/1948) propose alors la thèse relationnelle dans laquelle perception et développement forment un tout : « Le hochet n’a aucune signification particulière en soi lorsqu’il est posé face à l’enfant, ni même quand celui-ci peut le toucher. Le hochet acquiert une signification motrice pour l’enfant uniquement lorsqu’il est perçu comme un objet à mordre » (Werner, 1926/1948, p. 65). Cette thèse est centrale dans le modèle de l’affordance dont le caractère de l’offre d’un artefact est aussi important que le caractère du besoin du sujet, traduisant une double dynamique : celle de vecteurs internes (du sujet vers l’objet) et celle de vecteurs externes (de l’objet vers le sujet) dont la visée concerne le développement du sujet. Insistons ici sur le fait que la perception d’un artefact dépend du stade de développement du sujet ou d’un groupe humain à partir de ce que lui offre l’environnement dans lequel il évolue : « Au fur et à mesure que se développent les systèmes perceptifs des jeunes enfants, leurs activités exploratoires sont utilisées de plus en plus dans le but de découvrir les affordances qui sont spécifiques à chaque étape du développement » (Gibson, 1979, p. 3). Le processus de découverte est ici fondamental dans la perspective de permettre à un sujet d’agir dans – et sur – un environnement, questionnant, d’une part, la conception des environnements en termes de pouvoir agir tant pour les formateurs que pour les formés et, d’autre part, l’ergonomie des environnements en étant adapté aux besoins, cultures et stade de développement des futurs utilisateurs (Norman, 1988).
3 En reprenant la thèse relationnelle de Werner (1926/1948), Gibson (1979) montre que la relation entre un être vivant et un composant de l’environnement dépasse les strictes propriétés de ces deux entités. En effet, si l’affordance nécessite l’étude des conditions qui permettent de comprendre les capacités d’action et de non-action d’un être vivant, elle ne s’y réduit pas. L’identification du possible dans un environnement (première étape de l’affordance) est un indicateur de l’ensemble des potentialités perçues par un être vivant de cet environnement. La transformation du possible en possibilité (deuxième étape de l’affordance) fait entrer en jeu (ou non) les conditions environnementales sur l’identification des bénéfices et risques encourus [2][2]Par exemple, il est possible de percevoir ce qu’offrent un…. L’étude des seules actions humaines est donc limitée par rapport aux connaissances que peut posséder un sujet sur son environnement et de la manière dont il peut s’en servir pour répondre à ses propres besoins ; ces derniers pouvant d’ailleurs évoluer dans le temps. En revanche, analyser les actions humaines effectives (troisième étape de l’affordance), en tenant compte des spécificités de l’environnement, de la situation-problème, de l’intentionnalité du sujet, de son expérience, du groupe spécifique auquel il appartient, permet de comprendre l’ensemble des phénomènes agissant sur la prise de décision de transformer le possible en possibilité effective (Ryu et Monk, 2004). En se positionnant ainsi, une rupture est opérée avec l’approche de la valence proposée par Lewin (1936). Si Lewin tient compte de l’environnement phénoménal du sujet, il considère que l’instrument incite ou invite à réaliser une action. Pour Gibson, l’artefact n’incite pas, mais permet de faire certaines choses, en fonction du besoin de l’être vivant concerné qui, en agissant, va transformer certaines propriétés de l’environnement et son fonctionnement perceptif ; propriétés comprises, pour le sujet, dans sa dimension sémiotique dans ce qui le relie à son environnement (quatrième et dernière étape de l’affordance : Niveleau, 2006 ; Morineau, 2010 ; Morgagni, 2011 ; Simonian, 2019).
4 Si Gibson s’est surtout intéressé aux dimensions sensori-motrice visuelle, spatiale, sonore, etc., c’est parce que son objet d’étude ne concernait pas les processus sémiotiques. En effet, il différencie le sens qui se produit suite à une perception du monde, du sens qui se produit suite à la perception sémiotique. Si le premier est directement lié au système écologique sujet/environnement, le second serait indirect et devrait donc être appris pour devenir accessible. C’est dans cette acception sémiotique que l’apprentissage des artefacts matériels est pertinent pour le secteur de l’éducation et de la formation. Cette considération est essentielle. Elle a conduit à réhabiliter l’approche de l’affordance dans une dimension socioculturelle (Norman, 1988 ; Reed, 1988 ; Turvey, 1992 ; Morineau, 2001 ; Niveleau, 2006 ; Morgagni, 2011), en considérant notamment que ce concept est lié (Turvey, 1992) : 1) à un environnement socioculturel dont les conditions permettent au processus dont il rend compte d’avoir une réalité ; 2) aux conditions d’actualisation impliquant des processus de transformation 3) permettant au sujet d’acquérir des connaissances sur son environnement et ce qui le relie à son environnement. La relation sujet/artefact/environnement traduit ici une dynamique d’acquisition des connaissances des sujets dans les différentes relations qu’ils entretiennent avec l’environnement (Reed, 1988 ; Norman, 1988 ; Turvey, 1992 ; Kirsch, 2000 ; Perez et Rogalki, 2001 ; Morineau, 2010 ; Niveleau, 2006 ; Morgagni, 2011), en considérant la perception dans sa dimension socioculturelle [3][3]Par exemple : percevoir d’emblée la signification du symbole… sachant que le sujet ne possède pas toutes les connaissances qui lui permettent d’entrer en relation avec l’environnement. En effet, l’humain peut être pris au piège entre un environnement qu’il tente d’expliquer indépendamment de lui, tout en sachant qu’il en fait pleinement partie. Partant de l’idée que l’environnement existe si une relation peut s’établir entre un sujet et un environnement, un environnement ne peut être ni considéré comme une entité indépendante des humains, ni comme l’unique produit de la pensée humaine. Réciproquement, un humain ne peut être pensé qu’à partir de son environnement phénoménal ou des actions qu’il réalise dans l’environnement. Le couplage sujet/environnement, qui caractérise l’affordance, forme un tout, une unité à part entière (Gibson, 1979), en se rapportant aux propriétés de l’environnement à partir des connaissances qui sont produites par les humains pour créer de nouvelles possibilités [4][4]Par exemple, l’eau n’est ni solide ni liquide, elle est les…. Dans cette perspective, la compréhension des phénomènes écologiques s’explique en termes de relations considérant que les composants peuvent agir les uns avec les autres mais aussi les uns sur les autres. À la différence d’une approche systémique, le principe central de l’approche écologique consiste à identifier, pour les humains, les raisons et conditions pour lesquelles ses relations sont possibles et transforment les propriétés de l’environnement pour offrir de nouvelles possibilités [5][5]Si nous ne pouvons marcher sur l’eau ou voler, nous avons bien… (Haeckel, 1870 ; Möbius, 1877). Ce sont donc bien l’étude des propriétés qu’il s’agit d’identifier, en considérant qu’un environnement est constitué de niches spécifiques, c’est-à-dire d’un « ensemble des situations dans lesquelles chaque animal peut exercer ses capacités » (Niveleau, 2006, p. 180), dépendant d’un processus de signification sur les propriétés de l’environnement. De ce point de vue, ce n’est pas la fonction de l’artefact qui est déterminante mais la perception des propriétés qui y sont incorporées fournissant des informations au sujet sur l’environnement (pattern d’information). Si un artefact bien conçu invite à son utilisation appropriée, c’est parce qu’il répond à une situation-problème et à des buts réels pour le sujet qui sont immédiatement perceptibles par les propriétés de l’artefact. Ceci explique la raison pour laquelle le concept d’affordance est souvent compris du côté ergonomique, non pour conditionner l’utilisateur mais pour lui permettre d’agir sans réel effort cognitif (Norman, 1988), impliquant de tenir compte des spécificités des futurs utilisateurs et, plus largement, de l’environnement socioculturel dans lequel l’artefact sera introduit. Par exemple, la calculatrice (dimension instrumentale) est la concrétisation d’une période de la civilisation durant laquelle il y a accord (dimension sociale) sur un système de pensée (dimension culturelle) pour comprendre le monde dans lequel l’humain vit et agit (dimension paradigmatique) lié au comptage avec le chiffre arabe (dimension cognitive). L’affordance d’un artefact comprend ces cinq dimensions pour que la perception d’un humain puisse être immédiate (sans pour autant qu’elle soit consciente [6][6]Par exemple : lorsqu’une personne s’assied sur une chaise, elle…), permettant de comprendre que l’affordance s’inscrit dans un processus sociohistorique et sociotechnique (Linard, 1989, 2019 ; Albero, 2010). Dans le cadre d’une sensibilisation aux propriétés des technologies, il semble donc nécessaire d’enseigner les connaissances sous-jacentes aux artefacts, mais aussi celles qui sont propres à l’environnement, avant même leur fonctionnalité. De manière analogue, si le numérique est le fruit d’une évolution sociotechnique impulsée par une politique prônant la démocratisation, les environnements numériques d’apprentissage, tels qu’une plate-forme d’apprentissage, ne sont pas forcément conçus en fonction des besoins spécifiques des acteurs et, plus généralement, incorporent peu de savoirs pédagogiques ou didactiques. Par conséquent, si la conception d’un instrument ne tient pas compte des besoins des acteurs et de l’environnement socioculturel dans lequel il se situe, si l’environnement ne se transforme pas en amont en créant les conditions favorables à leur mis en lien, soit l’affordance s’inscrit dans le temps par un processus d’acculturation, soit elle n’est pas effective. Il est alors possible d’interroger ce en quoi la prise de décision politique de déployer le numérique (augmenter l’accès aux savoirs, former le plus grand nombre au moindre coût ou à coût constant) favorise ou empêche l’affordance de ce type d’environnement des acteurs concernés (responsable institutionnel, formateurs, formés) car, pour reprendre la terminologie de Mumford (1973-1974), les humains pourraient aussi être considérés comme des « ouvriers » de la « méga-machine » numérique (donc contre-productif du point de vue développemental).
5 Comme l’ont montré Norman (1988), Gaver (1991), Clark (1997), Perez et Rogalski (2001), l’approche socioculturelle de l’affordance permet de prévoir des situations intentionnellement organisées pour permettre à certaines informations distribuées dans l’environnement, grâce à des artefacts techniques, de faire immédiatement sens selon les caractéristiques de l’activité et des sujets, en tenant compte de leur hiérarchie dans l’environnement ainsi que des propriétés de l’environnement comprenant les processus de coordination et de cohésion (Hutchins, 1995, 2000). D’ailleurs, les recherches conduites sur l’affordance, en cognition sociale (Hutchins, 2000 ; Little, 2003 ; Leonava, 2004) et en cognition située (Norman, 1988 ; Reed, 1988 ; Turvey, 1992 ; Clark, 1997 ; Allaire, 2006 ; Morineau, 2010), s’accordent sur la nécessité de considérer les artefacts comme un niveau intermédiaire pour comprendre la construction des relations et l’appropriation de normes sociales, pour partie imposées en amont de toute activité humaine et, pour autre partie, construites en situation (Gaver, 1991). En effet, si pour le sujet, un artefact se caractérise d’abord par son extériorité, son affordance indique qu’en même temps que les humains s’en différencient, ils le qualifient et se qualifient modifiant les propriétés de l’environnement dans lequel ils agissent. De ce point de vue, l’artefact est un « agent de liaison » qui participe à l’organisation et à la fluidification des relations sujet(s)-environnement [7][7]L’exemple de la boîte aux lettres (Gibson, 1979) sous-tend….
2. Recueillir des données sur l’affordance
6 L’analyse d’un environnement affordant commence par l’étude de l’environnement de départ créé artificiellement tant du point de vue matériel que symbolique et prescriptif (Norman, 1988 ; Gaver, 1991 ; Clark, 1997 ; Perez et Rogalski, 2001). Cet environnement offre théoriquement les mêmes potentialités à tous les individus. Il s’agit ensuite d’identifier ce qui leur est immédiatement signifiant (ou non). De ce point de vue, toute relation sujet-artefact concerne l’environnement socioculturel plus large qui prescrit, organise, reconnaît l’activité humaine (factuellement et symboliquement, plus ou moins tacitement). Une telle orientation nécessite de tenir compte de deux dimensions complémentaires :
- L’expérience du sujet. Les ergonomes ont particulièrement travaillé cette dimension pour perfectionner l’utilisabilité des interfaces (Davis, 1989 ; Tricot et al., 2003 ; Vial, 2003) en tenant compte des caractéristiques individuelles, de l’environnement, de la situation-problème des sujets et de leur valeur (Vial, 2013). Ils cherchent notamment à favoriser l’interaction avec l’utilisateur (utilisability) pour développer une expérience à partir de laquelle un individu attribuera une signification immédiate (utility). L’expérience (Husserl, 1907/1989 ; Heidegger, 1958) fournit un principe d’intelligibilité (Dewey, 1967/1993, 2005) par la sensibilité du réel interprété de manière empiriste. La contrepartie est qu’il est de plus en plus possible d’utiliser des artefacts techniques sans posséder l’ensemble des connaissances théoriques nécessaires à leur fonctionnement. On peut alors se demander jusqu’où l’humain doit être formé aux fonctions techniques et conceptuelles d’un artefact, mais aussi jusqu’où il doit rendre visibles les connaissances et paradigmes socioculturels qui la sous-tendent, d’autant qu’il est régulièrement vérifié sur le terrain professionnel que les humains sont capables de « ne pas savoir qu’ils savent ce qu’ils savent quand ils font ce qu’ils font » (Vermersch, 1994, p. 71).
- L’histoire des institutions dans leur rapport sociotechnique. L’affordance d’un artefact participe à « l’inscription des individus et des sociétés dans le cours d’une histoire (humaine, culturelle et biographique) et d’une genèse (processus, situations, périodes, moments) » (Albero et Brassac, 2013, p. 114). Il occupe une fonction centrale en tant qu’élément dynamique historico-socioculturel et sociotechnique (Strachan, 2012). Son étude se retrouve à la frontière entre l’orientation de Goffman (1991) en tant que partie intégrante d’un environnement socialement préconstruit où se jouent des négociations inter-individuelles liées aux représentations sur cet environnement, et l’approche de Garfinkel (2007) en tant que co-construction entre des acteurs qui évolue en permanence en fonction de la culture qu’ils se co-construisent (Hutchins, 1995). S’il est possible d’admettre que ce sont les agents eux-mêmes qui transformeraient l’activité réelle en modifiant leur manière de penser l’activité, voire en imaginant un nouveau contexte, il est aussi possible que l’activité se transforme par le poids des transformations opérées par le prescrit sous l’angle de « l’activité institutionnellement prescrite » qui oriente l’ensemble de l’activité. Les décisions politiques comme celles prises par une institution, voire le dispositif de recherche, font partie des conditions de l’environnement pour un sujet qui forme un tout et dans lequel il tente d’évoluer, d’agir, en identifiant des buts qu’il peut accomplir. De ce point de vue, l’approche systémique avec les niveaux macro, méso, micro, n’est pas pertinente. Nous parlons d’écosystème étant donné qu’il s’agit d’étudier la configuration favorable pour un être vivant à son développement (professionnel ou d’apprentissage) à partir de la réalisation totale, ou partielle, d’un but plus ou moins imposé à un sujet. La réalisation de ce but impliquant des processus de conceptualisation sur son rapport à l’environnement étant donné que le rapport d’un sujet à un environnement est lié à son propre rapport au monde, mettant en jeu la compréhension de l’environnement dans lequel il vit et agit, le conduisant même à se questionner plus directement sur les conditions qui lui permettent de faire partie d’une histoire collective (« on », « nous ») dans laquelle la compréhension est, pour partie, singulière (« je »).
8 Plus spécifiquement, l’affordance nécessite l’étude d’au minimum trois processus relationnels : 1) appréhender un artefact dans la perspective du possible ou de l’impossible, avant même toute action (donc indépendamment de la réalisation de l’action elle-même) ; 2) la réalisabilité du possible (ou possibilité) en le rapportant à des conditions d’accomplissement, donc dans un contexte réel qui sera considéré comme l’actualisation de ce possible ; 3) les processus de transformation à partir de la modification de propriétés de l’environnement jusqu’au sujet lui-même.
9 Ces trois processus peuvent être identifiés à partir d’une série d’affordances, étant donné que pour atteindre un but, le sujet va procéder à une série d’actions, chacune d’entre elles étant liée à l’autre. Il y a donc plusieurs affordances pour que le sujet arrive à atteindre son but, traduisant son environnement fonctionnel et phénoménal. Deux niveaux sont alors analysés :
- Niveau 1 : affordance intentionnelle (0,1). Le sujet perçoit (1) ou pas (0) le but que lui permet de réaliser un artefact.
- Niveau 2 : affordance réelle (0, 1). Le sujet perçoit la potentialité de l’artefact qui lui permet, en situation réelle, de réaliser (1) ou pas (0) son but. Notons qu’il est possible d’utiliser un artefact sans avoir perçu une affordance intentionnelle surtout lorsqu’il est institutionnellement imposé (processus de tâtonnement, essais-erreur). Notons aussi qu’il est possible de percevoir en situation réelle une autre possibilité que celle perçue en amont, comme il est aussi possible de ne plus percevoir la potentialité de l’artefact en situation réelle malgré une affordance intentionnelle préalable (influence de la culture d’un groupe qui se constitue au cours d’une situation, du prescrit, etc.).
11 Pour chacun de ces niveaux, il est nécessaire d’observer et de recueillir des traces de l’activité réelle pour savoir ce que le sujet fait et en fait, mais aussi de les interroger (entretiens demi-directifs ou questionnaire ouvert) pour déterminer le but fonctionnel (verbe d’action) et les connaissances du sujet sur les propriétés de ce qui le relie à l’artefact. Ainsi, la réalisation d’un but peut être caractérisée par une série d’actions (sous-buts) où, pour chacun des artefacts mobilisés par le sujet, il s’ensuit une série de relations entre affordance intentionnelle (0 ou 1) et réelle (0 et 1) mobilisant des buts fonctionnels, incorporant des processus de conceptualisation. Le passage d’un but à un autre impliquant un processus de transformation (cf. tableau ci-dessous).
Tableau 1. Recueil des données sur l’affordance
But général poursuivi par le sujet | |||
---|---|---|---|
Artefact 1 mobilisé | Processus de transformation | Artefact 2 mobilisé | Processus de transformation |
Affordance intentionnelle : (0,1) Affordance réelle (0,1) Buts fonctionnels du sujet compris dans les dynamiques entre affordance intentionnelle et réelle Conceptualisation du sujet Identification des conditions et raisons favorables à l’affordance réelle du sujet | Identification des nouvelles possibilités offertes |
Affordance intentionnelle : (0,1) Affordance réelle (0,1) Buts fonctionnels du sujet compris dans les dynamiques entre affordance intentionnelle et réelle Conceptualisation du sujet Identification des conditions et raisons favorables à l’affordance réelle du sujet | Identification des nouvelles possibilités offertes par le sujet suite à son action |
Tableau 1. Recueil des données sur l’affordance
12 Ainsi, l’affordance étudie les conditions environnementales (de la prescription à la culture) et les connaissances mobilisées par le sujet qui lui permettent d’atteindre, plus ou moins pleinement, son but (action réelle). Morineau (2010) va encore plus loin en considérant que l’affordance représente « un concept clef pour décrire le continuum entre les contraintes écologiques et cognitives » (Morineau, 2010, p. 98). Les contraintes écologiques sont externes au sujet (environnement socioculturel comprenant le prescrit, la tâche, les outils à disposition) et les contraintes cognitives sont propres au sujet (connaissances et compétences). Plus spécifiquement, dans la perspective d’analyser les processus de décision liés à l’exécution de la tâche, il s’agit d’étudier ce qui « émerge après coup » et non la « structure du but » (Morineau, 2010). L’approche de Morineau (2010) se veut écologique « pour rendre compte d’un ensemble de possibles, de degrés de liberté à la disposition de l’agent pour effectuer la tâche, sur la base d’affordances présentées par les objets utilisés » (Morineau, 2010, p. 102). La réalisation d’une tâche nécessite une multiplicité d’affordances hiérarchisées et interdépendantes [8][8]Dans le cas qu’il étudie, « faire un thé au lait », il s’agit…. Pour cela, il est nécessaire de décrire les différentes situations auxquelles l’agent est confronté et les opérations qu’il doit effectuer pour exécuter l’action. Ainsi, les affordances sont à la fois d’ordre sensori-moteur et conceptuel (ce que Morineau et al., 2009, appellent « fonction abstraite »). Le modèle de Morineau et de ses collaborateurs (2009), reprenant en partie les principes de Rasmussen (1986) sur l’ingénierie cognitive, met en évidence qu’une situation anormale demanderait à l’agent de monter dans la hiérarchie des fonctions et, donc, des abstractions. Morineau (2010) propose la méthode TMTA (Turing Machine Task Analysis) où il différencie trois niveaux de perception du pattern d’information [9][9]Un pattern d’information spécifie la présence d’affordances. La… : perçu comme permettant de réaliser la tâche (1), absence d’information pertinente pour la tâche (#) et ne permet pas de réaliser la tâche (0). Ce modèle, tenant compte de la possibilité de sortir de la tâche, n’est pas une description du contenu de l’activité cognitive mais de contraintes cognitives nécessitant un certain niveau d’abstraction pour progresser dans la tâche (Rasmussen, 1986).
Conclusion
13 L’affordance traduit la capacité du sujet (plus ou moins consciente) à percevoir, au moins, une des propriétés de l’artefact lui permettant de se projeter (détermination du but fonctionnel) dans l’environnement en déterminant ses possibilités d’actions (sous-buts fonctionnels dont l’enchaînement implique des processus de conceptualisation). L’affordance consiste donc à produire des connaissances sur les propriétés de l’environnement à partir de : 1) ce qui permet la mise en relation sujet-artefact et 2) ce que produit la relation sujet-artefact, permettant d’étudier la reproductibilité et la généralisation des conditions d’un environnement affordant, c’est-à-dire immédiatement signifiant pour réaliser une action répondant à un but poursuivi par le sujet pris en tension avec l’environnement socioculturel dans lequel il se situe, questionnant le degré de liberté laissé au sujet pour agir sur – et avec – l’environnement pour le transformer. En effet, le concept d’affordance présuppose que toute relation effective entre sujet et artefact participe au développement du sujet, en lui permettant d’agir directement sur certaines propriétés de l’environnement [10][10]Par exemple, les propriétés du feu ont permis aux humains de la…. Cependant, si l’approche écologique de l’affordance socioculturelle se spécifie par : 1) l’étude des conditions de mises en relation sujet-artefact ; 2) à partir des propriétés des entités mises en relation et de celles qui organisent leur mises en relation ; 3) pour permettre au sujet d’agir sur le monde et de se développer en répondant à ses besoins, quatre types de conséquences peuvent être constatées (Strachan, 2012) : l’artefact est efficient pour un type d’acteurs mais destructeur pour l’environnement ; il est efficient pour un type d’acteurs et pour l’environnement ; il est inefficient pour un type d’acteurs mais favorable pour l’environnement ; il est inefficient pour un type d’acteurs et pour l’environnement. Cette orientation scientifique interroge directement les politiques dites d’innovation pédagogique (Mooc, environnement numérique) et leurs conséquences pour les acteurs de la formation en termes de développement professionnel (pour les formateurs) et d’apprentissage (pour les formés).
Notes
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[1]
Par exemple, un formateur qui exerce son activité dans un environnement numérique d’apprentissage doit faire face à de multiples artefacts (courriel, forum de discussion, calendrier, etc.). Il lui est alors demandé (de manière tacite ou explicite) de détourner symboliquement leur fonction en tenant compte de leurs propriétés. Il en est ainsi lorsque le forum de discussion est utilisé pour favoriser le travail collaboratif et, plus précisément, le conflit sociocognitif lors d’une activité collaborative à distance, alors même que le forum n’est ni conçu pour cette activité ni pour cette intention pédagogique. Dans ce cas, c’est l’activité elle-même qui est modifiée comprenant l’environnement numérique.
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[2]
Par exemple, il est possible de percevoir ce qu’offrent un escalier et un ascenseur situés dans un même environnement. Le choix opéré par le sujet dépend de ses besoins (faire du sport, pouvoir monter l’ensemble de ses bagages, etc.) et de son rapport déontique à l’environnement (ascenseur réservé aux personnes en situation de handicap, par exemple).
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[3]
Par exemple : percevoir d’emblée la signification du symbole maison en tant que page d’accueil sur une page web.
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[4]
Par exemple, l’eau n’est ni solide ni liquide, elle est les deux à la fois même si, pour un individu, elle peut apparaître « liquide », alors qu’elle apparaîtra « solide » pour les animaux se posant sur l’eau ou lorsqu’elle est recouverte de glace. L’environnement extérieur influencerait la perception des humains, y compris en étant adaptables aux différents organismes vivants pouvant entrer en relation avec lui. Ce constat conduit à la plus grande prudence sur la capacité à émettre des hypothèses à propos des propriétés d’un artefact d’autant plus que la référence se limite à l’expérience singulière. Mais une fois les savoirs produits sur la relation sujet-environnement, de nouvelles possibilités s’offrent aux humains jusqu’à modifier l’organisation sociale et leur rapport au monde (bateau, planche à voile, etc.).
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[5]
Si nous ne pouvons marcher sur l’eau ou voler, nous avons bien créé des technologies le permettant autrement.
-
[6]
Par exemple : lorsqu’une personne s’assied sur une chaise, elle n’a pas pour autant la connaissance ni la conscience de la loi de la gravité qui lui permet d’effectuer cette action.
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[7]
L’exemple de la boîte aux lettres (Gibson, 1979) sous-tend l’ensemble du système postal, fruit d’une évolution historico-technico-socioculturelle. Le sujet voit dans la boîte aux lettres la possibilité d’acheminer un courrier sur support papier sans avoir besoin de connaître l’ensemble du fonctionnement du système postal. Ce n’est pas la fonction de la boîte aux lettres qui est perçue (sa capacité de stockage) mais l’agent de liaison qu’elle représente dans l’environnement sociotechnique (acheminer le courrier), dépassant la stricte capacité du sujet (ce n’est pas lui qui achemine le courrier même s’il en est l’auteur) et de l’instrument. C’est la confiance en l’environnement technique et humain (Simondon, 1958) qui favorise la relation sujet-boîte aux lettres (pattern d’inter-relation), impliquant la confiance du sujet dans le système postal, à défaut d’en avoir une connaissance complète.
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[8]
Dans le cas qu’il étudie, « faire un thé au lait », il s’agit de faire chauffer la bouilloire, verser l’eau dans une tasse, ajouter le thé, puis le lait. Étant donné qu’il n’est pas possible de faire du thé sans eau, l’ajout de thé est, dans son contexte, dépendant de la bouilloire.
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[9]
Un pattern d’information spécifie la présence d’affordances. La distinction entre information et affordance permet d’expliquer la possibilité d’affordances cachées ou de fausses affordances liées à des incompatibilités entre l’affordance et le pattern d’information perçu par l’agent, du fait par exemple de son état mental particulier (Gaver, 1991). Par exemple, je perçois un pattern d’information m’informant que le lac est suffisamment gelé pour supporter mon poids. Pourtant, lorsque je vais y poser le pied, la glace va se briser (fausse affordance, ou plutôt si l’on veut être précis : faux pattern d’information spécifiant une affordance).
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Par exemple, les propriétés du feu ont permis aux humains de la préhistoire de nombreuses actions de sauvegarde de leur espèce (se protéger des animaux, se réchauffer, réchauffer la nourriture, s’éclairer). S’ensuit un développement socio-organisationnel permettant de répondre à des besoins d’amélioration des conditions de vie dans cette période. Par analogie, il est possible d’interroger l’importance des besoins auxquels répondent les environnements numériques d’apprentissage pour des formateurs. De quelle manière leur est-il possible de découvrir les propriétés de cet environnement pour agir et, donc, le modifier ? Plus concrètement, un formateur ou un formé ont-ils la possibilité de modifier les instruments qui leur sont proposés sur une plate-forme, voire d’en importer d’autres ?