1 Les médias ont longtemps été pour nous des gyrophares. Ils nous prenaient par la main pour nous mener tout en haut de la montagne. Là, depuis la table d’orientation, ils nous désignaient les éléments notoires du paysage : le sacro-saint « panorama ». Placée au centre de la société, la table d’orientation organise l’attention collective afin que tous, prêtant attention aux mêmes motifs, partagent le sentiment de faire société commune. Avec Internet, l’orientation de notre attention est libérée au motif que chacun, depuis son propre véhicule, peut se déplacer librement dans un univers proliférant d’informations. Contre le paternalisme de la table d’orientation et son panorama obligé, chacun peut organiser son voyage sans avoir à suivre les directions prescrites par un guide, fût-il de haute montagne.
2 La conquête de cette liberté est sans pareille. Elle déboussole, fait perdre du temps et prendre des risques. Elle ouvre à chacun le droit d’errer, de se tromper et de s’émerveiller. Pourtant, perdu parmi les mille et un choix possibles, il a fallu trouver d’autres manières de se repérer et de s’organiser. Les calculateurs ont apporté une solution originale et audacieuse à cette désorientation. Ils constituent un moyen efficace pour trier dans l’abondance d’informations disponibles et pour guider l’utilisateur vers ses propres choix.
3 Comme les GPS dans les véhicules, les algorithmes se sont glissés silencieusement dans nos vies. Ils ne nous imposent pas la destination. Ils ne choisissent pas ce qui nous intéresse. Nous leur donnons la destination et ils nous demandent de suivre « leur » route. La conduite sous GPS s’est si fortement inscrite dans les pratiques des conducteurs que ceux-ci ont parfois perdu toute idée de la carte, des manières de la lire, de la diversité de ses chemins de traverse et des joies de l’égarement.
4 Les algorithmes nous ont libérés des voyages de groupe, des points de vue obligés et des arrêts obligatoires devant des panoramas à souvenirs. Ils procèdent d’un désir d’autonomie et de liberté. Mais ils contribuent aussi à assujettir l’internaute à cette route calculée, efficace, automatique, qui s’adapte à nos désirs en se réglant secrètement sur le trafic des autres. Avec la carte, nous avons perdu le paysage. Le chemin que nous suivons est le « meilleur » pour nous.
5 Mais nous ne savons plus bien identifier ce qu’il représente par rapport aux autres trajets possibles, aux routes alternatives et peu empruntées, à la manière dont la carte compose un ensemble. Nous n’allons pas en revenir aux voyages de groupe et à leur guide omniscient. En revanche, nous devons nous méfier du guidage automatique. Nous pouvons le comprendre et soumettre ceux qui le conçoivent à une critique vigilante. Il faut demander aux algorithmes de nous montrer et la route, et le paysage.