1Je voudrais, concernant le matérialisme, poser la question la plus simple et, peut-être, la plus difficile : qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que le matérialisme ? Et certes, ce ne sont pas les réponses qui manquent : nous essaierons d’en examiner quelques-unes, historiquement privilégiées, qui constituent, comme il se doit, autant de définitions. Mais leur pluralité même fait problème, et leur compatibilité, nous le verrons, ne va pas de soi. Elles sont pourtant convergentes, pour les principales d’entre elles, en ce que l’extension du concept, quelle que soit la définition retenue, varie peu. Epicure, Hobbes, Diderot ou Marx... seront toujours, et il le faut, dans le même « camp ». On dira qu’une telle assurance suppose un parti pris préalable ; mais comment s’en passer ? Définir n’est pas un jeu, et l’on ne peut définir (c’est en quoi toute définition est circulaire peut-être) que des objets qu’on connaît. Définir le mot suppose toujours une connaissance, fût-elle vague, de la chose. C’est pourquoi l’extension prime : il faut partir du réel, et de là monter à l’idée. L’histoire, en philosophie comme ailleurs, est première : le matérialisme n’est pas une essence mais une tradition. Aussi existe-t-il, c’est l’évidence, non pas un, mais des matérialismes, qui, se succédant d’âge en âge, et parfois de fort loin, révèlent pourtant entre eux, et souvent proclament, des affinités, des rencontres, des solidarités... Bref : un « courant », un« camp », une« ligne »... La« ligne de Démocrite », disait Lénine [1][1]Qui l’opposait à la « ligne » de Platon : Matérialisme et…, et c’était bien dit. Encore faut-il rendre raison de cette unité : il n’y aurait pas des matérialismes, s’il n’y avait aussi, pour justifier la communauté du nom (et, partant, son pluriel), un matérialisme. La pluralité est première, sans doute, dans le réel ; mais, pour l’esprit, tout pluriel suppose le singulier, qu’il faut d’abord penser. Essayons, donc.
I – Un monisme de la matière
2On sait que le mot « matérialisme » se prend principalement en deux sens, l’un trivial et l’autre philosophique. Au sens trivial, il désigne un certain type de comportement ou d’état d’esprit, caractérisé par des préoccupations « matérielles », c’est-à-dire ici sensibles ou basses. Vouloir gagner beaucoup d’argent, aimer la bonne chère, préférer le confort du corps à l’élévation de l’esprit, rechercher les plaisirs plutôt que le bien, l’agréable plutôt que le vrai..., tout cela c’est du matérialisme, au sens trivial, et l’on voit que le mot se prend surtout péjorativement. Le matérialiste, c’est alors celui qui n’a pas d’idéal, qui ne se soucie pas de spiritualité, et qui, ne cherchant que la satisfaction des instincts, penche toujours vers son corps, pourrait-on dire, plutôt que vers son âme. Au mieux : un bon vivant ; au pire : un jouisseur, égoïste et grossier.
3Ce sens, qui est historiquement second (il n’apparaît qu’au xixe siècle : Littré l’ignore et le Robert donne la date de 1873), n’est certes pas sans rapport avec le matérialisme philosophique. Critiquant les illusions idéalistes, spiritualistes ou religieuses, les philosophes matérialistes, quelque élevé que soit leur idéal, sont immanquablement amenés à réévaluer l’importance du corps et de ses plaisirs — quitte à passer pour matérialistes aussi au sens trivial. « Je ne sais ce qu’est le bien, disait Epicure [2][2]Cité par Diogène Laërce, X, 6., si l’on écarte les plaisirs de la table, ceux de l’amour et tout ce qui charme les oreilles et les yeux… » Et La Mettrie, beaucoup plus tard : « Songer au corps avant que de songer à l’âme, c’est imiter la nature qui a fait l’un avant l’autre… » [3][3]Discours sur le bonheur, p. 271 de l’éd. Fayard, Paris, 1987. Les philosophes matérialistes peuvent bien avoir un idéal, mais point tout à fait en être dupes. Le corps commande (c’est où les deux sens du mot se rejoignent) ; l’âme, dans le meilleur des cas, est à inventer.
4Il reste que le matérialisme qui nous occupe et qui nous réunit est un matérialisme philosophique, et cela suffit à exclure ce qui exclut la philosophie. Mais qu’est-ce qu’un matérialisme philosophique ? Voilà notre question, et le temps est venu de nous y attaquer.
5On me pardonnera, une fois n’est pas coutume, une approche historique. C’est la contrainte de ces notions, utiles mais incommodes, où la philosophie, et comment pourrait-elle y renoncer, essaie de se penser elle-même. La métaphilosophie (au sens où l’on parle de métalangage) ne peut guère éviter, c’est sa limite, le détour par l’histoire : le réel dont on parle étant ici lui-même un discours, il ne se distingue que malaisément des discours tenus sur lui, qui au reste lui appartiennent. Aussi faut-il d’abord évoquer ceux-ci, ne serait-ce que pour les distinguer d’avec celui-là. Détour par l’histoire, donc, pour en sortir. Faisons qu’il soit, quitte à simplifier beaucoup, le plus bref possible.
6Il faut évoquer d’abord, pour les écarter, deux définitions obsolètes, l’une d’ailleurs, quant à son extension, exagérément étroite, et l’autre démesurément vaste.
7La première est celle qu’on trouve chez Ralph Cudworth (1617-1688), ou qu’on peut reconstituer à partir de l’usage qu’il fait, dans son True intellectual system of the universe (Londres, 1678), des mots « materialism » et « materialist » : Cudworth désignait ainsi, pour les combattre, les philosophes qui, tels les physiciens ioniens, ne reconnaissaient d’autres causes que la cause « matérielle », au sens aristotélicien du terme [4][4]Voir Olivier Bloch, Sur les premières apparitions du mot…. Selon cette définition, comme le remarque M. Olivier Bloch, Epicure et Démocrite ne seraient pas matérialistes (puisqu’ils reconnaissent une espèce de cause « formelle », la figure des atomes, et une cause « efficiente », le mouvement des atomes [5][5]Olivier Bloch, art. cité, p. 6.), ni d’ailleurs Hobbes, Diderot ou Marx… Or, nous l’avons dit, l’extension prime. Cette définition, archaïque peut-être déjà du temps de Cudworth, serait aujourd’hui sans portée ni pertinence.
8Il en va de même, me semble-t-il, du sens du mot « matérialisme » sous la plume de Berkeley. On sait que l’auteur des Trois dialogues entre Hylas et Philonous (1713) appelle matérialisme toute philosophie qui affirme l’existence de la matière, et immatérialisme au contraire toute philosophie qui, telle la sienne, nie cette existence. De là, comme je l’annonçais, une extension démesurément vaste : en ce sens, en effet, Epicure, Diderot ou Marx seraient bien matérialistes, mais au même titre que Descartes, Hegel ou Bergson… Qui trop embrasse… Cette définition, devenue elle aussi anachronique, est légitimement tombée en désuétude.
9On sait pourtant que les mots « matérialisme » ou « matérialiste » sont attestés, en un sens manifestement moderne, dès 1668, en anglais (dans un texte de Henry More) [6][6]Les Divine Dialogues : voir Olivier Bloch, art. cité, p. 8 à n.…, ou 1702, en français (dans un texte de Leibniz) [7][7]Réplique aux réflexions de Bayle…, 1702 (que je citerai d’après…. Ce dernier texte surtout mérite d’être cité. Leibniz, pour répondre à une objection de Bayle, revient sur la question de l’harmonie préétablie. Pour ce faire, il oppose, afin de les concilier, deux hypothèses, ou, comme il dit, deux « moitiés » d’hypothèse. Pour l’une, « tout se fait dans l’âme comme s’il n’y avait point de corps » ; pour l’autre, « tout se fait dans le corps comme s’il n’y avait point d’âme » [8][8]Leibniz, ibid., p. 584.. Or cette dernière « moitié » d’hypothèse, qui s’appuie, note Leibniz, sur « ce qu’il y a de bon et de solide dans la fausse et méchante doctrine d’Epicure » [9][9]Leibniz, ibid., p. 584., serait, à la considérer isolément (comme une hypothèse entière et suffisante), une forme incontestable de matérialisme, au sens actuel du terme. Et Leibniz le sait bien : « Tout se fait dans le corps, écrit-il, comme si la mauvaise doctrine de ceux qui croient que l’âme est matérielle, suivant Epicure et Hobbes, était véritable ; ou comme si l’homme même n’était que corps, ou qu’automate. » [10][10]Ibid., p. 583. D’où l’importance de la théorie leibnizienne, qui permet d’éviter ce système (sans tomber dans les apories propres aux pensées de Descartes ou de Malebranche) en rassemblant les deux « moitiés » antagonistes d’hypothèse en une hypothèse supérieure et complète (le corps n’agit pas sur l’âme, ni l’âme sur le corps, mais il y a entre les deux une harmonie préétablie), d’inspiration, comme toujours chez Leibniz, à la fois œcuménique et religieuse. « Ce qui fait voir », écrit Leibniz (et c’est le texte qu’on cite toujours comme étant la première occurrence connue, en français, du mot « matérialiste »), « que ce qu’il y a de bon dans les hypothèses d’Epicure et de Platon, des plus grands matérialistes et des plus grands idéalistes, se réunit ici » [11][11]Ibid., p. 584.. Trois remarques :
101 / Les deux noms d’Epicure et de Platon, joints au contexte, montrent sans ambiguïté qu’il s’agit bien de ce que, aujourd’hui encore, nous appelons l’idéalisme et le matérialisme. Ils montrent aussi que, dès le début, ces concepts se veulent récurrents (ou, comme dirait un juriste, « rétroactifs »), c’est-à-dire qu’ils portent notamment sur des philosophies antérieures à leur apparition. Cette récurrence, sans doute inévitable, me semble parfaitement légitime : on peut être matérialiste, le cas d’Epicure l’atteste, ou bien combattre le matérialisme, le cas de Platon l’atteste [12][12]On cite toujours à ce propos le texte, en effet frappant mais…, sans avoir jamais utilisé ce mot (ni aucun mot équivalent).
112 / Ce texte confirme l’antériorité de l’opposition du matérialisme à l’idéalisme sur celle, qu’on a tenté de lui substituer, du matérialisme au spiritualisme. C’est un point, cela n’est pas si fréquent, où Engels, qui défend l’opposition première [13][13]Cf. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie…, pourrait se réclamer de Leibniz…
123 / Ce matérialisme se condense, sinon se résume, dans « la mauvaise doctrine de ceux qui croient que l’âme est matérielle » ou que l’homme « n’est que corps » [14][14]Leibniz, op. cit., p. 583.. Si l’on en croit Leibniz (et nous avons toutes raisons, quant à nous, de le croire), le matérialisme se caractérise donc bien aussi — non pas certes seulement, mais peut-être surtout —- par le refus du spiritualisme, si l’on entend par ce dernier mot l’affirmation qu’il existe une substance spirituelle (l’âme ou l’esprit), indépendante de la matière, et qui serait, en l’homme, principe de vie ou d’action. Si l’opposition du matérialisme à l’idéalisme est bien « la plus profonde » [15][15]Comme l’écrit Marcel Conche, qui défend, ajuste titre me… (dans la mesure où le spiritualisme n’est jamais qu’une forme, ou une conséquence, de l’idéalisme), il est en revanche possible que le refus du spiritualisme soit, en tout cas à certaines époques, l’enjeu principal. Le matérialisme est aussi, contre toutes les philosophies de l’âme, une philosophie du corps.
13Il reste qu’on ne trouve pas, chez Leibniz, de définition explicite du matérialisme. Mais on en trouve une, classique, chez Christian Wolff, laquelle, ce n’est pas une surprise, est rigoureusement conforme à la fois au texte de Leibniz et à l’usage actuel du mot. Cette définition, reprise notamment dans le Vocabulaire de Lalande, est la suivante : « Materialistae dicuntur philosophi, qui tantummodo entia materialia sive corpora existere affirmant », « on appelle matérialistes les philosophes qui affirment qu’il n’existe que des êtres matériels ou corps » [16][16]C. Wolff, Psychologia rationalis (1734), I, 1, § 33 (New York,…. Autrement dit, et Wolff le souligne explicitement dans sa Psychologia rationalis, le matérialisme est un monisme (« Quoniam Materialistae nonnisi corporum existentiam admit-tunt, immo nonnisi eadem possibilia esse contendunt ; nonnisi unum substan-tiarum genus existere affirmant, adeoque Monistae sunt ») [17][17]Ibid., § 34 (p. 25) : « Puisque les matérialistes n’admettent…, c’est-à-dire qu’il n’admet « qu’une seule sorte de substance » [18][18]Cf. ibid., § 32., qui est la matière elle-même, c’est-à-dire (« sive corpora ») les corps. Il affirme donc notamment la matérialité de l’âme (« Materialistae igitur animam pro ente matériau habent », § 35) ou, ce qui revient au même, nie son existence autonome ou spécifique (« iiqitoque immateria-litatem animae negant », ibid.) et s’efforce d’expliquer la pensée par le mouvement de la matière (« cogitationem per motum materiae cujusdam subtilis explicare conantur », ibid.). Dans la classification des systèmes proposée par Wolff [19][19]Classification sur laquelle M. Jean Deprun a présenté un exposé…, le matérialisme s’oppose donc d’abord au scepticisme (c’est un dogmatisme : il énonce des propositions universelles), au dualisme (c’est un monisme), enfin à l’idéalisme (c’est un monisme physique). Mais cette dernière opposition, qui oppose deux extrêmes dans un même genre (illustrés, selon Wolff, par Berkeley et Hobbes), est bien sûr la plus significative et la plus forte.
14Quoi qu’on pense de cette classification, qui n’est pas sans défauts (où placer, par exemple, Spinoza ?), force est de constater que la définition du matérialisme comme monisme physique est à la fois simple, précise, puissante et, semble-t-il, rigoureuse. Elle correspond, quant à son extension, aux philosophes que nous visons : Wolff ne cite que Hobbes (« materialista fuit Hobbesius, philosophas Anglus… », § 33), mais sa définition vaudrait aussi bien pour Epicure, Diderot ou Marx — à deux réserves près.
15Concernant Epicure ou, en général, les atomistes de l’Antiquité, on pourrait bien sûr objecter qu’ils ne reconnaissent pas une substance, mais deux : la matière… et le vide. Mais dans la mesure où le vide n’est rien (ce n’est, pourrait-on dire, qu’un non-être réel : l’espace vacant au travers duquel les atomes peuvent se mouvoir), il ne serait pas faux d’écrire que, pour les atomistes, il n’existe que la matière et rien d’autre — à ceci près que « le rien, comme disait Démocrite, existe aussi bien que le quelque chose » [20][20]Démocrite, fragment 156 (in Les penseurs grecs avant Socrate,…. La matière épuise donc bien le tout de l’être (matérialisme), même si elle n’épuise pas le tout du tout (lequel comprend aussi le non-être : atomisme).
16La seconde réserve porte sur le statut de la pensée. Aucun philosophe, cela va de soi, n’en peut nier absolument l’existence : ce serait se nier soi-même, et penser qu’on ne pense pas. Le monisme des matérialistes n’est donc pas la négation de l’existence de la pensée, mais seulement la négation de son indépendance ou, si l’on préfère, de son existence autonome : il ne s’agit pas de dire que la pensée n’existe pas, mais simplement (si tant est que ce puisse être simple !) qu’elle est aussi matérielle que le reste, soit qu’elle soit elle-même un corps (comme chez les stoïciens), soit qu’elle s’explique, comme disait Wolff qui n’y croyait pas, par« le mouvement d’une certaine matière subtile » (ce qui est exactement la théorie d’Epicure).
17À ces deux réserves près, la définition de Wolff (qu’il suffirait de formuler ainsi : « On appelle matérialistes les philosophes pour lesquels, le vide mis à part, tout, y compris la pensée, est matériel ») paraît à la fois, répétons-le, simple, rigoureuse et pertinente. Que demander de plus ? Rien, semble-t-il ; on voudrait acquiescer, et s’arrêter là.
18On sait pourtant qu’historiquement, ce ne fut pas le cas. D’autres définitions seront proposées (par exemple, nous le verrons, chez Engels ou Auguste Comte), bien différentes parfois de celle de Wolff. C’est que celle-ci comporte, à mieux y réfléchir, une faiblesse de taille : elle suppose admise, et univoque, une notion de « matière » dont, en elle-même, elle ne dit rien, et sur laquelle, comme on sait, les avis, c’est le moins que l’on puisse dire, divergent… Dès lors, de deux choses l’une : ou bien on laisse la notion de matière indéfinie, mais alors le matérialisme l’est aussi, et notre définition n’en est pas une ; ou bien l’on définit la matière, non pas certes positivement (ce qui supposerait une connaissance de sa nature ultime, dont le matérialisme s’est passé bien longtemps et, peut-être, se passe encore), mais négativement, c’est-à-dire, on ne voit pas ce qu’on pourrait dire d’autre, comme n’étant pas pensée ou esprit [21][21]Cf. O. Bloch, Le matérialisme, p. 13-14 et 104-105. Nous y…. La définition de Wolff, revue et corrigée à la lumière de cette remarque, deviendrait alors la suivante : « On appelle matérialistes les philosophes pour lesquels tout — sauf le vide et y compris la pensée — est matière, c’est-à-dire… autre que la pensée. » Définition qui semble bien violer le principe d’identité (puisque la pensée serait autre que la pensée) et le principe de contradiction (puisque le tout inclurait et exclurait à la fois la pensée) : le matérialisme serait un monstre logique. La seule façon d’éviter cet écueil serait de renoncer à l’opposition matière/pensée : tout serait matière, pour le matérialiste, et la matière ne s’opposerait à rien (ou qu’au rien : le vide). Mais on retombe alors dans la première difficulté : si la matière ne s’oppose plus à la pensée, elle n’est qu’un synonyme de l’être, et le matérialisme s’épuise dans une tautologie vide, selon laquelle tout est… de l’être. Le matérialisme serait alors une espèce de panontologisme (un monisme de l’être), et cesserait dès lors d’être matérialiste.
19Pour le dire autrement, il semble bien qu’un monisme radical (tel qu’on en trouvait peut-être l’exemple chez Héraclite ou les anciens stoïciens et, en tout cas, chez Spinoza) ne puisse être, en toute rigueur, matérialiste : s’il n’existe qu’un seul type d’être, cet être unique doit nécessairement (sauf, pour le philosophe, à se nier soi-même) contenir aussi la pensée, et ne saurait donc se définir par opposition à elle. C’est où l’idéalisme et le matérialisme ne sont pas symétriques : si l’idéalisme peut, à la rigueur, nier jusqu’à l’existence de la matière (Berkeley), le matérialisme ne saurait nier, sans se détruire, l’existence de la pensée. Il faut donc qu’il l’inclue dans le tout de l’être et (donc) de la madère. Mais alors, si tout est matière, y compris la pensée, « matière » ne veut rien dire : autant dire (puisqu’un mot ne signifie que par différence) « tout est x ». Bref, affirmer que tout est matière serait, soit penser qu’on ne pense pas (si matière et pensée s’opposent), soit ne rien penser du tout (si matière et pensée ne s’opposent pas). Le matérialisme serait alors ou contradictoire ou vide : il ne pourrait se définir qu’en se réfutant soi-même ou en s’abolissant.
20On objectera peut-être que, même si la pensée est matière, l’opposition entre « matière » et« pensée » ou« esprit », pour verbale qu’elle soit, demeure : ces deux derniers mots, dépourvus (en tant qu’ils désigneraient une réalité spécifique) de tout réfèrent dans l’être, n’en demeureraient pas moins comme mots, et suffiraient à donner au mot « matière », par différence, un sens. Soit. Mais l’esprit ou la pensée, ou ce que nous appelons tels, n’auraient dès lors (puisque tout serait matière) d’existence qu’illusoire. Le matérialisme rejoindrait ainsi certaines intuitions orientales : la pensée serait son voile de Maya. Mais alors le matérialisme deviendrait, en tant que pensée, illusoire lui-même — et plus rien n’autoriserait à affirmer que tout est matière. Le matérialisme déboucherait sur une espèce de ou mallon quasi pyrrhonnien (de la matière et de l’esprit, on ne pourrait pas plus dire qu’ils sont ou qu’ils ne sont pas), et cesserait par là d’être matérialiste. Faute de se réfuter (comme contradictoire) ou de s’abolir (comme vide), le matérialisme devrait alors se dissoudre (comme illusoire) et renoncer à soi.
21Le matérialisme n’aurait donc le choix que de sa mort : il ne pourrait se penser qu’en se niant ; il ne pourrait se définir qu’à la condition de finir. Le matérialisme serait la mort de la pensée, et de soi-même : ce serait un suicide philosophique.
II – La « thèse du primat »
22Que cette difficulté soit au cœur du matérialisme, et de tout matérialisme, j’en veux pour preuve la définition, en un sens bien plus opératoire, qu’on trouve chez Marx ou, surtout, chez Engels. Chacun connaît le texte fameux de ce dernier, sur « la grande question fondamentale de toute philosophie » [22][22]Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique…, qui est « la question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature » [23][23]Ibid., p. 25.. On sait que, dans ce texte, Engels définit le matérialisme comme étant la doctrine qui considère la matière (ou, comme il dit aussi, « la nature » ou « l’être ») comme « l’élément primordial », par opposition à l’idéalisme qui voit cet « élément primordial » dans la pensée ou l’esprit [24][24]Ibid., p. 25-26.. Le matérialisme est donc caractérisé, et c’est ce que répétera sans fin la vulgate, par « la thèse du primat de la matière » [25][25]Cf. par exemple Lucien Sève, Une introduction à la philosophie…. Or, il est frappant de constater, dans ce texte et dans d’autres, que, sans renoncer apparemment au monisme (comment le pourrait-il ?), Engels ne peut s’empêcher de penser le matérialisme dans des termes qui sont, comme d’ailleurs la question elle-même, incontestablement dualistes. Se demander quel est « l’élément primordial », de la matière ou de la pensée, n’a de sens, c’est assez clair, qu’à les supposer différents : la thèse du primat de la matière n’est donc concevable (sauf à imaginer un primat de la matière sur elle-même, ce qui serait absurde, ou sur le néant, ce qui serait vain) que si tout, précisément, n’est pas matière. Mais alors : que reste-t-il du monisme ?
23Car l’étrange, et le difficile, c’est’ que le matérialisme marxiste ne cesse pas pour autant de se prétendre moniste. « Le matérialisme, dit Engels, considère la nature [et il faut entendre, bien sûr, la nature matérielle] comme la seule réalité. » [26][26]Engels, Ludwig Feuerbach…, I, p. 23. Cf. aussi, dans… D’ailleurs, commente Plekhanov, « les penseurs les plus conséquents et les plus profonds ont toujours incliné au monisme, c’est-à-dire à l’explication des phénomènes par un seul principe fondamental… Tout idéaliste conséquent est moniste, au même titre que tout matérialiste conséquent… » [27][27]G. Plekhanov, dans un livre au titre bien révélateur : Essai… Et Staline, de son côté, pose comme admis (et sans doute n’a-t-il pas tort) que « le matérialisme de Marx part de ce principe que le monde, de par sa nature, est matériel, que les multiples phénomènes de l’univers sont les différents aspects de la matière en mouvement… » [28][28]Staline, Le matérialisme dialectique et le matérialisme… Mais il n’en est que plus frappant de voir que ce matérialisme ne peut se définir, malgré son monisme de principe, qu’en des termes incontestablement dualistes. La « dialectique », certes, permet ici bien des arrangements [29][29]Cf. par ex. Staline, Anarchisme ou socialisme ?, recueil cité,…. Mais la difficulté n’en demeure pas moins : ou bien la nature est « une et indivisible » [30][30]Staline, ibid., p. 84., et alors on ne voit pas ce que peut être un primat ; ou bien il y a en elle « deux formes différentes, matérielle et idéale » [31][31]Ibid., p. 84., deux « côtés » de l’être, le « côté matériel » et le « côté idéal » [32][32]Ibid., p. 85. (le côté matériel, explique Staline, précédant le côté idéal : ce qui suppose qu’ils sont réellement distincts) — et alors on ne voit pas ce que peut être « le monisme de la théorie matérialiste » [33][33]Ibid., p. 84. Voir aussi p. 83 : « La théorie matérialiste nie… que, par ailleurs, on continue d’affirmer. La dialectique ne permet pas tout : le primat de la matière sur la pensée n’a de sens, ni si la pensée n’existe pas, ni si elle est la même chose que la matière. Or il faut bien, pour qu’on puisse parler de monisme matérialiste, que l’une de ces deux hypothèses soit retenue.
24J’entends bien que cette aporie se résout, pour les marxistes comme pour les matérialistes du xviiie siècle, par l’affirmation que c’est la matière qui pense : matière et pensée se distingueraient alors, non comme deux substances, mais comme la cause et l’effet, l’agent et l’action. « La matière, écrit Engels à propos de Feuerbach, n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit le plus élevé de la matière. C’est là, naturellement, pur matérialisme. » [34][34]Engels, Ludwig Feuerbach…, II (p. 28-29 de l’éd. citée). Autrement dit : le primat de la matière signifie que c’est « la matière (qui) pense » [35][35]Comme dit Lénine, reprenant à son compte une formule de Cari…, c’est-à-dire qui « produit » la pensée [36][36]Cf. par ex. Engels, op. cit., p. 28-29, et Anti-Dühring, I, 3,…, et non la pensée qui produit, ou crée, la matière. Sans doute. Mais cela ne lève pas notre difficulté : ou bien la pensée est elle-même de la matière (et alors, la matière ne produisant rien qu’elle-même, il n’y a plus de primat), ou bien elle est autre chose que la matière (et alors il n’y a plus de monisme). L’affirmation du primat de la matière dans un cadre moniste fait ainsi penser à cette devinette de notre enfance, où l’on demandait à quelqu’un : « Sais-tu quelle différence il y a entre un corbeau ? » A quoi la réponse, comme on sait, était la suivante : « Il a les deux ailes pareilles, surtout la droite. » De même, pourrait-on dire, pour le matérialisme marxiste, la différence qu’il y a entre la matière, c’est que tout est matière… surtout la matière.
25Je ne veux pas m’attarder davantage sur cette question, où le matérialisme touche à sa limite, peut-être, qui est de n’exister (comme matérialisme) qu’en se niant lui-même (comme monisme), ou de ne se penser (comme monisme) qu’en s’annulant (comme matérialisme). Et l’on se doute que Spinoza ici (voire, pour certains, Hegel !) nous attend ou, comme on voudra, nous menace. Or Spinoza n’est matérialiste, ni au sens de Wolff (puisque la pensée existe, selon lui, au même titre que les corps : Ethique II, prop. 1 et 2), ni au sens d’Engels (puisque les chaînes de causalité restent internes à chaque attribut : Ethique II, prop. 5, 6, 7 et scolie)… Que le spinozisme produise, comme on l’a dit, des « effets » matérialistes [37][37]Voir par exemple Louis Althusser, Soutenance d’Amiens (in…, et parmi les plus radicaux, c’est sûr ; mais il se pourrait que ce soit au prix… du matérialisme lui-même, qui s’abolirait ainsi, peut-être, au point où il culmine. Aussi peut-on préférer, je parle sérieusement, la contradiction. Celle-ci, en effet, n’est pas si grave, ni si surprenante : le matérialisme est avant tout une philosophie de combat ; à ce titre, comme l’observe Marcel Conche, « il suppose un adversaire et se définit en fonction de cet adversaire » [38][38]Marcel Conche, Orientation philosophique, p. 174., dans les « rets » duquel il reste pris [39][39]Ibid., p. 185.. D’où la contradiction toujours, qui ne vaut pas pour le seul matérialisme (s’il est vrai que « toute philosophie est toujours contradictoire », puisqu’elle doit, pour occuper ses propres positions, « investir celles de son adversaire ») [40][40]Louis Althusser, Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973, p.…, mais que le matérialisme peut-être, mieux qu’une autre philosophie, est capable d’assumer. Le matérialisme ne croit guère aux systèmes : il s’agit de penser contre, pas de penser seul. Aussi n’est-il souvent, et en ce sens Marx n’avait pas tort, qu’un idéalisme renversé [41][41]Cf. le texte fameux de la Postface de la deuxième édition…. Ce que l’idéalisme affirme (le primat de la pensée ou de l’esprit), le matérialisme le nie [42][42]Cf. Marcel Conche, op. cit., p. 174., mais dans des termes et des structures qui restent, le plus souvent, prisonniers de l’idéalisme même qu’il combat. Epicure connut cela, face à Platon ou Aristote, comme Marx face à Hegel. Le matérialisme serait alors contradictoire (ou, si l’on préfère, dialectique) dans la mesure même où il serait « réactif » [43][43]Cf. ibid., p. 172 et 184-185.. Le dualisme serait son terrain de lutte (qu’il partage nécessairement avec l’adversaire), et le monisme son horizon (qu’il n’atteint pas encore). La contradiction en lui du dualisme (thèse du primat) et du monisme (qui annule cette thèse ou la vide de son contenu) durerait alors aussi longtemps que le combat lui-même et, donc, que le matérialisme. La dialectique a encore de beaux jours devant elle…
26Au demeurant, même s’il se confirmait que toute définition du matérialisme ne puisse être, pour le matérialisme, qu’aporétique, cela ne vaudrait pas forcément comme réfutation. Car, outre que la solution d’un tel problème n’est pas nécessairement d’ordre philosophique (en tant qu’elle met enjeu le statut de la pensée, elle pourrait relever des sciences de la nature), le matérialisme est par ailleurs bien placé pour accepter que la pensée, même — ou surtout — matérialiste, bute parfois sur ses limites. Si le fond des choses n’est pas de l’ordre de la pensée, pourquoi la pensée devrait-elle tout comprendre ? L’idée d’un savoir absolu (ou d’une transparence complète de l’être à la pensée) est sans doute étrangère au matérialisme le plus radical, lequel, renonçant au délire spéculatif, sait accepter ses limites comme autant de confirmations de son bien-fondé ou, à tout le moins, de sa plausibilité. S’il expliquait tout, il aurait tort : comment la pensée pourrait-elle comprendre entièrement la matière si celle-ci la contient sans lui appartenir et — sans penser — la produit ? Et comment la pensée pourrait-elle se comprendre soi, si sa cause — la matière — lui échappe ? L’idée d’un savoir absolu n’a de sens que si l’absolu est de l’ordre d’un savoir ; et c’est précisément ce que le matérialisme refuse et récuse. Le matérialisme, s’il n’est pas la fin de la pensée, est une pensée finie, comme elles sont toutes, mais qui se sait telle (c’est une pensée de la finitude de toute pensée), et c’est pourquoi — faute de pouvoir jamais être achevé — il n’en finit pas de penser : l’infini n’est pas dans le résultat mais dans le processus.
III – « Expliquer le supérieur par l’inférieur » ?
27Si on laisse cette aporie de côté — et sans doute, au moins provisoirement, le faut-il —, il semble qu’on puisse concilier nos deux définitions, celle de Wolff et celle d’Engels, de la manière suivante, que nous proposons, puisqu’il en faut une, comme définition, disons, de synthèse : On appelle matérialisme la doctrine gui affirme que tout est matière ou produit de la matière (au vide près), et qu’en conséquence les phénomènes intellectuels, moraux ou spirituels (ou supposés tels) n’ont de réalité que seconde et déterminée. Inversement, on appellera idéalisme, au sens large, toute doctrine qui affirme l’existence indépendante, première ou exclusive de la pensée, que ce soit sous la forme d’un esprit subjectif (spiritualisme : Descartes, Ravaisson, Bergson…) ou sous la forme d’idéalités objectives (idéalisme au sens restreint : Platon, Hegel…). On remarquera que cette définition suppose à la fois :
281 / Un monisme ontologique : il n’existe qu’une seule substance, qui est la matière.
292 / Un réalisme gnoséologique [44][44]C’est la « deuxième question » (ou « l’autre aspect » de la… : la matière, pour un matérialiste, n’est ni inconnaissable (car alors on ne saurait affirmer qu’elle n’est pas spirituelle), ni réductible à la connaissance que nous en avons (car alors elle serait l’esprit même).
303 / Un relativisme éthique : il n’y a pas de valeurs absolues (pas de Bien en soi, de Juste en soi, de Beau en soi…) ; toute valeur est relative à un corps (individuel ou social) et à son histoire.
31Le matérialisme se caractérise ainsi, négativement, par le refus du dualisme et du spiritualisme (il n’existe ni monde intelligible ni âme immatérielle), du scepticisme et du criticisme (la réalité en soi n’est pas inconnaissable), enfin et en général de l’idéalisme. Il est incompatible, sinon avec toute religion (Epicure n’était pas athée), du moins avec toute croyance en un Dieu immatériel, créateur ou législateur.
32Cette portée négative, ou critique, du matérialisme fait partie de sa définition : le matérialisme, répétons-le, est d’abord une pensée de refus, de combat. Il s’agit (Lucrèce, La Mettrie et Marx n’ont cessé de le rappeler) de vaincre la religion, la superstition et, en général, l’illusion. Le matérialisme est une entreprise de démystification. En tant que tel, il comporte certes une théorie de la matière (sans quoi sa définition, on l’a vu et l’on y reviendra, serait vide ou nulle), mais qui n’est ni toujours la même, ni toujours originale : le matérialisme reste ici soumis, et de plus en plus, au développement des sciences de la nature, développement qu’il dut d’abord anticiper (l’atomisme antique), et qu’il se contente maintenant, le plus souvent, d’accompagner. L’essentiel est ailleurs : le matérialisme, à le considérer dans son impact maximal, est surtout une théorie de l’esprit. Il s’agit d’expliquer l’esprit par autre chose que lui-même, et spécialement de rendre compte de tel ou tel phénomène mental, culturel ou psychique par des processus matériels, qu’ils soient d’ordre cérébral (La Mettrie), économique (Marx), sexuel (Freud), ou autres. De là plusieurs types de matérialismes, qu’on pourrait appeler des matérialismes régionaux, qui se distinguent à la fois par leur objet d’étude et par le type d’explications qu’ils mettent en œuvre, mais qui ne sont incompatibles qu’autant que l’un d’entre eux se prétendrait ultime ou suffisant. Aussi n’y a-t-il pas, par exemple, à « concilier » Marx et Freud, ni l’un ou l’autre avec les progrès de la biologie ou de la neurobiologie. La pluralité des doctrines et des méthodes ne fait ici que refléter la pluralité, peut-être irréductible, du réel. Le monisme matérialiste s’oppose au dualisme, non au pluralisme : que tout soit matière (qu’il n’existe que des corps), cela n’empêche pas, mais suppose peut-être, que tout soit pluriel (qu’il y ait toujours, et à l’infini, plusieurs corps), ni qu’il y ait, entre deux corps, des différences réelles. Mieux : ce serait faire preuve d’idéalisme que d’imaginer à toute force, dans la nature, une « unité » autre que celle, toute négative nous le verrons, de la matérialité. Bachelard a raison, qui montre (et c’était déjà vrai de l’atomisme antique) que la rationalité matérielle est toujours une « rationalité du multiple » [45][45]Voir par ex. Le matérialisme rationnel, p. 224 et passim.. Etre matérialiste, c’est aussi récuser les prestiges de l’Un, et c’est sans doute ce que Leucippe, contre Parménide, avait compris. Le matérialisme est un monisme pluraliste : si tout est matière, tout est multiple.
33Il reste que ces matérialismes régionaux, aussi différents qu’ils soient par leurs méthodes et leurs objets, ont pourtant quelque chose de commun, non seulement, négativement, dans leurs doctrines (le refus d’expliquer quoi que ce soit par un principe immatériel, « âme » ou « idée »), mais aussi, positivement, dans leur démarche. On pourrait discerner ici, après un matérialisme ontologique ou systématique (Wolff, Engels…), quelque chose comme un matérialisme méthodologique, dont Auguste Comte, le premier, a su expliciter la formule. C’est à lui en effet qu’on doit la définition fameuse, selon laquelle « le matérialisme est la doctrine qui explique le supérieur par l’inférieur » [46][46]J’emprunte cette formulation, souvent citée, à Ravaisson, qui…, par exemple, commente Ravaisson, « l’intelligence par la sensation » ou « l’esprit par le corps » [47][47]Ravaisson, op. cit., p. 232.. Mais cela va plus loin, et nécessite quelques explications.
34On sait qu’Auguste Comte a classé les différentes sciences en une série, qui constitue, comme il dit avec sa légèreté coutumière, « l’invariable hiérarchie, à la fois historique et dogmatique, également scientifique et logique, des six sciences fondamentales » [48][48]Discours sur l’esprit positif, § 73, p. 160.. Cette série, qui suit un ordre de complexité croissante et de généralité décroissante, est la suivante : mathématique, astronomie, physique, chimie, biologie et sociologie. Or cette série, qui va, aussi bien historiquement que logiquement, de la mathématique (« le point de départ exclusif ») à la sociologie (« le seul but essentiel ») [49][49]Ibid., p. 160., est une série ascendante, non seulement selon la complexité (« il existe une coïncidence constante et nécessaire entre le décroissement de la généralité et l’accroissement de la complication ») [50][50]Système de politique positive, t. III (1853, rééd. 1895), p.…, mais aussi, et peut-être surtout, selon la dignité (« le décroissement de généralité coïncide toujours et nécessairement avec l’accroissement de dignité ») [51][51]Ibid., p. 43.. D’où la distinction, d’abord épistémologique mais inévitablement aussi normative, entre « le supérieur » et « l’inférieur » :
« Depuis la simple existence mathématique, appréciée surtout chez les astres, jusqu’à la pleine existence humaine, on peut construire une immense série, principalement biologique, où chaque terme est à la fois plus particulier, plus compliqué, et plus éminent que tous les précédents. Cette hiérarchie permet d’apprécier la dignité croissante des diverses études positives, à mesure que leurs objets deviennent moins matériels ou plus humains. Elle systématise le noble préjugé qui toujours flétrit, sous le juste titre de matérialisme, la tendance spontanée des sciences inférieures à dominer et même à absorber les supérieures, au nom de l’influence déductive… » [52][52]Ibid., p. 43.
36Qu’est-ce en effet, pour Auguste Comte, que le matérialisme ? C’est expliquer un phénomène relevant de l’une quelconque de ces sciences, par une science (ou une partie de science) occupant, dans la série, un degré inférieur. De là, comme dit Auguste Comte, « l’ancien antagonisme philosophique entre le matérialisme et le spiritualisme » [53][53]Cours de philosophie positive, leçon 60, t. II, p. 773 de l’éd.…, le premier représentant « la disposition naturelle des sciences inférieures à absorber abusivement les supérieures » [54][54]Ibid., p. 773., et le second, « l’entraînement spontané de celles-ci à supposer le maintien de leur juste dignité toujours lié à la ténébreuse conservation de l’antique philosophie » [55][55]Ibid., p. 773.. Si bien, observe ailleurs Auguste Comte, qu’un vrai philosophe « reconnaît autant le matérialisme dans la tendance du vulgaire des mathématiciens actuels à absorber la géométrie ou la mécanique par le calcul, que dans l’usurpation plus prononcée de la physique par l’ensemble de la mathématique, ou de la chimie par la physique, surtout de la biologie par la chimie, et enfin dans la disposition constante des plus éminents biologistes à concevoir la science sociale comme un simple corollaire ou appendice de la leur » [56][56]Système…, t. I, p. 51..
37Cette définition, qui fit les beaux jours du spiritualisme français [57][57]Voir par l’exemple l’enthousiasme de Ravaisson : op. cit., p.…, n’est pas sans mérites : expliquer le supérieur par l’inférieur (l’esprit par le corps, la vie par la matière inanimée, l’ordre par le désordre…), c’est bien, de Démocrite à Freud, la démarche constante du matérialisme. Sans compter que l’idée d’un matérialisme pan-mathématique peut projeter sur Spinoza, après coup, un éclairage singulier… Toujours est-il que le matérialisme a bien toujours, en tant que théorie, cette tendance à descendre, c’est-à-dire à chercher la vérité, comme disait Démocrite, « au fond de l’abîme » [58][58]Fragment 117 (trad. J. Voilquin, op. cit., p. 175)., que cet abîme soit celui de la matière et du vide (les atomistes), celui du corps (La Mettrie, Diderot…), celui de l’infrastructure économique (Marx) ou de nos désirs inconscients (Freud)… On ne se hâtera pas trop pourtant d’y voir un réductionnisme qui abolirait les différences ou les hiérarchies. J’ai souligné ailleurs [59][59]Le mythe d’Icare, Traité du désespoir et de la béatitude, t. 1,… que cette descente, dans la théorie, avait au contraire pour résultat de penser une montée, dans le réel ou la pratique. Expliquer l’esprit par le corps, c’est moins nier l’esprit (si ce n’est comme substance autonome) qu’expliquer comment le corps le produit, ou l’invente. Expliquer les idées par la société matérielle, c’est moins nier l’importance de celles-là qu’affirmer la fécondité de celle-ci. La pensée matérialiste, en suivant à rebours la pente du réel, ne fait ainsi, tout au long de sa descente, que penser l’ascension qui la rend possible. « C’est de la terre au ciel que l’on monte ici », écrivaient Marx et Engels dans L’idéologie allemande [60][60]Première partie,« Feuerbach », p. 51 de la trad. franc., Paris,…, et l’image peut être généralisée. L’histoire s’invente de bas en haut : tout part de si bas (la matière) que tout ne peut que s’élever. C’est ce qu’Engels appelait « l’ascension sans fin de l’inférieur au supérieur » [61][61]Ludwig Feuerbach…, I, op. cit., p. 18., et cela ne vaut pas seulement pour l’histoire humaine. Si la vie s’explique par la matière inanimée, c’est que la matière produit la vie, comme une nouveauté qu’elle détermine, certes, mais qu’elle ne possède pas. Car la matière ne vit pas, c’est l’évidence, et la vie pourtant, sans être une substance, n’est pas rien… La matière, en ce sens, est créatrice, et ne cesse d’engendrer du nouveau. Le matérialisme n’est pas un réductionnisme : le supérieur s’explique par l’inférieur, mais ne s’y réduit pas.
38L’opposition à l’idéalisme ou au spiritualisme n’en demeure pas moins. L’idéalisme est une pensée qui monte (« nous nous tiendrons toujours sur la route ascendante », annonçait Platon) [62][62]République, X, 621c., mais pour penser un réel qui descend (la procession de Plotin, la création des Chrétiens, l’Idée de Hegel…). Un spiritualiste par exemple qui, comme Ravaisson, veut tout expliquer par l’esprit [63][63]« C’est l’œuvre achevée qui explique l’ébauche, le complet, le… et ne cesse pour cela de remonter en pensée, de cause (finale) en cause (finale), jusqu’à « la vraie cause, à la fois efficace et finale, qui n’est autre que l’immatériel esprit » [64][64]Ravaisson, ibid., p. 311-312., ce spiritualiste, disais-je, au terme de son ascension théorique, ne trouvera plus, dans tout le réel, que le mouvement toujours descendant de la grâce ou, comme il dit si bien, de la condescendance [65][65]Voir par ex., ibid., p. 318, et, dans le Testament, les p.…. Contre quoi la définition de Comte trouve peut-être sa plus grande portée, en permettant au matérialisme de penser, dans le double et inverse mouvement qui le caractérise (descente théorique, ascension pratique), l’axe de son combat et de son cheminement : il s’agit de descendre au plus bas (dans la théorie), pour monter au plus haut (dans la pratique). De là deux pôles, qu’on peut appeler le désespoir et la béatitude, nécessaires l’un et l’autre, et qui définissent le champ du matérialisme philosophique. La vérité est au fond de l’abîme, disait Démocrite ; mais la philosophie, dit aussi Lucrèce, « nous élève jusqu’au ciel » [66][66]De rerum natura, I, 79..
39Il reste que cette définition ne saurait être, pour le matérialisme, qu’approximative, métaphorique et provisoire : désespoir et béatitude, abîme et ciel, théorie et pratique… ne sont finalement (tels le nirvâna et la samsâra selon Nâgârjuna) qu’une seule et même chose ; et il n’y a en vérité ni haut ni bas nulle part. Cette définition, qui lui vient de l’extérieur, le matérialisme ne saurait donc se l’approprier tout à fait, ni, surtout, définitivement. Elle s’inscrit en effet dans une hiérarchie que le matérialisme, dans sa radicalité, refuse : l’esprit n’est supérieur à la matière, une idée n’est supérieure au cerveau, à l’économie ou à la sexualité, c’est assez clair, que du point de vue… des idées. L’esprit ne vaut que pour l’esprit. La formule de Comte exprime donc bien la vérité du matérialisme, mais considérée de l’extérieur — du point de vue de l’idéalisme.
40On peut se demander pourtant s’il n’y a pas là une forme de nécessité. Le matérialisme, en tant qu’il est philosophique, n’est-il pas condamné à se soumettre d’abord à la pensée, et à privilégier toujours cela même à quoi il dénie toute indépendance ? Peut-il, quand il postule le primat de la matière, ne pas affirmer aussi — puisqu’il est effort de pensée — la primauté de l’esprit ? De là une dialectique à nouveau, non plus spéculative (entre monisme et dualisme), mais normative ou pratique, entre le matérialisme comme matérialisme (primat de la matière), et le matérialisme comme philosophie (primauté de l’esprit) [67][67]Cf. Le mythe d’Icare, notamment p. 110-115.. Car enfin, il s’agit d’être sage, ou plutôt de le devenir : le matérialisme ne saurait, sans cesser d’être philosophique, renoncer à l’ascension qui le caractérise, et le distingue, par la tension qu’elle suppose, du matérialisme vulgaire ou relâché. Le plaisir du ventre, disait Epicure, est le fondement de tout bien ; mais les plaisirs de l’âme, qui le supposent, le dépassent [68][68]Cf. Epicure, selon Athénée, XII, 546 f. (409 Us.), et Diogène…. Et la sexualité, si elle est à l’origine du sublime (Freud), ne saurait ni l’atteindre ni le remplacer. Le désir impose sa loi, ici, contre le désir même. L’inférieur explique le supérieur, mais n’en dispense pas.
41Le sage seul, parvenu au terme de son ascension, est donc en mesure de penser, sans déchoir ni se renier, qu’il n’y a pas d’ascension. La vérité est au fond de l’abîme — où il n’y a plus d’abîme. La victoire nous élève jusqu’au ciel — où il n’y a plus de ciel. En quoi tout matérialisme philosophique est provisoire sans doute, comme toute philosophie. À la fin, et c’est aussi une leçon du matérialisme, à la fin, il n’y a plus que la paix et le silence.
IV – Et la matière ?
42Un mot encore. J’ai évoqué déjà la nécessité, pour le matérialisme, d’avoir une définition, au moins minimale, de la matière. Quel sens y aurait-il à affirmer son primat, ou son existence exclusive, si l’on ne savait, fût-ce approximativement, ce que c’est ? Les idéalistes ne se sont d’ailleurs pas fait faute de dauber sur l’incapacité où serait le matérialisme, selon eux, de définir cela même qui le définit. Et de revenir à Aristote : la matière, étant pure indétermination, ne saurait à elle seule (sans une « forme » ou « idée ») être ceci plutôt que cela ; elle serait dès lors indéfinissable et (donc) ne serait rien [69][69]Voir par exemple, à l’article « matière » du Vocabulaire de…. Et c’est un fait que les matérialistes, qui avouent souvent ignorer sa nature ultime [70][70]Par exemple La Mettrie : « La nature du mouvement nous est…, échouent à la définir positivement. Mais aussi, comment le pourraient-ils ? Définir, remarque Lénine, « c’est avant tout ramener une conception donnée à une autre plus large » [71][71]Matérialisme et empiriocriticisme, III, 1, p. 150. (il faudrait ajouter : et indiquer sa différence spécifique). Mais si la matière est le tout de l’être, il n’existe rien de plus large dans quoi on puisse l’inclure et la distinguer. Aussi ne peut-on la définir que négativement, en disant, non ce qu’elle est, mais ce qu’elle n’est pas (l’esprit), et qu’elle domine. La thèse du primat, dit à peu près Lénine, tient donc lieu de la définition qu’elle suppose : « Il suffirait de poser clairement la question pour comprendre dans quelle énorme absurdité tombent les disciples de Mach, quand ils exigent des matérialistes une définition de la matière qui ne se réduise pas à répéter que la matière, la nature, l’être, le physique est la donnée première, tandis que l’esprit, la conscience, les sensations, le psychique est la donnée seconde. » [72][72]Lénine, op. cit., III, 1, p. 151. Dans un même esprit, Olivier Bloch remarque de son côté que
« Les notions les plus fondamentales de la philosophie ne peuvent être définies par un contenu déterminé, mais seulement par leur relation fonctionnelle à un ensemble de notions, et précisément par un système d’oppositions dans lequel chaque terme n’a de sens que par son rapport à l’autre : la "matière", c’est, à cet égard, ce qui s’oppose à la pensée ou à l’esprit, l’ "être" conçu dans son indépendance à l’égard de toute "pensée", et c’est dans cette opposition que le terme prend sens, quel que soit le contenu que l’état des connaissances et des élaborations théoriques amène à conférer à cette "matière", comme à la "pensée". » [73][73]O. Bloch, Le matérialisme, p. 13-14. Voir aussi les p. 104-105.
44Et cela sans doute n’est pas faux. Pourtant, si la matière n’est que le contraire, ou l’opposé, de la pensée, et si la pensée n’est à son tour que l’opposé de la matière, il est clair que l’on tombe dans un cercle, et qu’on ne définit rien. Matérialisme et idéalisme seraient alors de pures positions formelles, en elles-mêmes sans contenu, voire interchangeables : le cercle serait d’autant plus vicieux qu’il serait vide. Comment en sortir ? Par la matière ? On ne le peut : car nous ne savons ce qu’elle est que par les sciences de la nature… qui ne le savent guère. Ondes ou corpuscules ? Corps ou énergie ? Et quels corps ? Et énergie de quelle nature ?… On approche à peine de réalités (quarks, leptons ou autres) dont nul ne sait si elles sont ultimes ni, même, si elles peuvent l’être. Il se pourrait que la matière soit inépuisable, comme le pensait Lénine, et qu’on en ignore toujours, en conséquence, le « fond » ou l’essentiel. Il se peut aussi que la réponse soit donnée, demain ou après-demain — mais nous voulons être matérialistes aujourd’hui. Il faut donc partir, non de la matière, mais de l’esprit, dont chacun a une connaissance (et peu importe qu’elle soit illusoire : puisque l’esprit est cette illusion même) intime et immédiate. On peut, par commodité, faire ici confiance à un spiritualiste, et non des moindres. Quand il veut définir l’esprit, Bergson enchaîne un certain nombre de caractéristiques, qui sont les suivantes : la conscience, la mémoire, l’anticipation de l’avenir, le choix, la liberté [74][74]Cf. La conscience et la vie, in L’énergie spirituelle (p. 4-13,…. Cette connaissance que l’esprit a de lui-même est certes intuitive, comme dirait Bergson, ou mieux, et comme dirait Spinoza, d’expérience vague. Mais cela suffit, puisqu’il s’agit seulement de savoir, non ce que sont l’esprit et la matière, mais de quoi nous parlons quand nous les nommons : une définition nominale nous est nécessaire, mais aussi nous suffit. Or, une fois admise la définition, ou la caractérisation, de l’esprit (on appellera esprit, avec Bergson, tout être caractérisé par la conscience, la mémoire, l’anticipation de l’avenir, le choix et la liberté ; et j’ajouterais pour ma part, pensant à d’autres philosophes, la pensée ou le discours : le Verbe de saint Jean ou le logos des Grecs), une fois admise, donc, cette définition, celle de la matière ne présente plus guère de difficultés. Je propose celle-ci, qui est bien sûr négative, et qui n’a d’autre but que de nous faire sortir du cercle précédemment évoqué : On appelle matière tout ce qui existe indépendamment de la pensée ou de l’esprit : c’est la partie non spirituelle du réel. Elle est sans conscience, sans mémoire [75][75]Comme le remarque Marcel Conche, le matérialisme est en cela…, sans discours, sans projet ni volonté. C’est l’être inconscient et instantané, qui n’offre à l’esprit, comme son autre, que le silence, l’indifférence et l’oubli.
45On remarquera que la matière, ainsi définie, possède toutes les caractéristiques de la mort. Ce n’est pas une coïncidence : notre définition reflète à sa manière (en creux) l’évidente solidarité entre la vie et l’esprit. Mais c’est aussi que ces caractéristiques, répétons-le, ne sont que négatives : elles seraient aussi bien celles du néant. Elles suffisent pourtant à la philosophie. Le reste, par quoi la matière se distingue de la mort ou du néant (ses caractéristiques positives, c’est-à-dire physiques : par exemple corpusculaires ou énergétiques), relève des sciences qui l’étudient et, peu ou prou, la connaissent. Mais l’essentiel, pour le matérialiste, n’est pas là ; la matière est d’abord (et le restera : elle cesserait autrement d’être la matière) l’être sans vie ou, si l’on préfère, la mort réelle.
46Cette dernière expression, certes, est encore prisonnière des illusions de l’esprit : la mort n’existe pas plus que la vie [76][76]Selon le mot d’un biochimiste, « la vie n’existe pas », en…, et leur opposition même n’a de sens que du point de vue du vivant. Mais c’est ce point de vue qui intéresse la philosophie : on ne philosophe pas pour les pierres ou les cadavres. En ce sens, et sauf à concevoir un matérialisme vitaliste (dont les stoïciens donnèrent l’exemple ambigu), on peut dire que le primat de la matière n’est pas autre chose, pour le matérialiste, que le primat de la mort, qui renvoie la vie à sa fragilité presque évanescente de rêve précieux ou rare. Mais c’est bien sûr (puisqu’il n’est de valeur que pour l’esprit) la vie qui vaut. Primat de la mort, donc, et primauté de la vie. Le matérialisme, qui donne « le plus de valeur à ce qui va périr » [77][77]Comme l’écrit Marcel Conche à propos du sage tragique : La mort…, a en cela (comme l’ont fortement marqué, en France, Marcel Conche et Clément Rosset) [78][78]Voir par exemple, outre l’ouvrage cité dans la note précédente,… partie liée avec la pensée tragique, c’est-à-dire, finalement, avec cette « logique du pire » par quoi la vie s’assume, sans mensonge ni espérance (mais non sans joie ni grandeur), sur fond de mort ou de néant. « Plus on quitte, écrit La Mettrie, plus l’héroïsme est grand. » [79][79]La Mettrie, Système d’Epicure (Œuvres philosophiques, Berlin,… Car la mort n’est rien, certes, mais la vie est finie. Aussi s’agit-il, non de se sauver de la mort (espérance, religion), mais de sauver cela, qui va mourir — non de rêver indéfiniment l’avenir, mais de vivre le présent. Et quoi d’autre ? Le sage matérialiste vit, simplement et joyeusement (je dirais : désespérément), le tout de ce qu’il a à vivre. Aussi la mort, qui est le tout du réel, n’est-elle rien pour lui, puisqu’elle ne peut lui prendre, ni ce qu’il a vécu, ni autre chose. La mort n’est rien, donc, non parce qu’on ne meurt pas (comme l’enseigne la religion), mais parce qu’on meurt (comme l’enseigne Epicure). Mors inmortalis [80][80]« La mort immortelle » : Lucrèce, III, 869. Il est vrai, on…, disait Lucrèce : la mort n’est rien, parce qu’elle est tout.
47Qu’est-ce, demandions-nous, que le matérialisme ? Il semble qu’on puisse répondre à peu près ceci :
48Le matérialisme est ce courant philosophique qui, contre l’idéalisme et la religion, affirme que tout est matière ou produit de la matière (au vide près), et qu’en conséquence les phénomènes intellectuels, moraux ou spirituels (ou supposés tels) n’ont de réalité que seconde et déterminée. Rien n’existe donc absolument, pour le matérialiste, rien n’existe d’abord, et rien au bout du compte n’existera, que l’être sans conscience, sans mémoire, sans projet ni discours — l’être inconscient, instantané et muet — qu’on peut appeler la matière, et qui n’est, vu à hauteur de vivant, qu’une forme toujours de la mort. L’esprit, loin d’être immortel, est donc cela même qui va périr. Il n’est pas principe mais effet ; il n’est pas absolu mais relatif (à un corps, à une société, à une époque…) ; il n’est pas substance mais histoire ; il n’est pas être ou vérité, mais valeur ou sens — et fragile, toujours. Primat de la matière, donc, et primauté de l’esprit — tant que l’esprit demeure. La mort toujours aura le dernier mot, qui n’en sera pas un ; « et tous deux seront aussi longtemps à ne plus être, de celui dont la fin date d’hier, ou de tel autre qui est mort depuis bien des mois et des années » [81][81]Lucrèce, III, 1092-1094.. Tel est, en deux mots, l’essentiel du matérialisme, que je ne reconnais jamais mieux, quant à moi, que dans son orchestration lucrétienne : rien n’existe que la matière et le rien (I, 418-448), et seule la mort est immortelle (III, 830-1094).
49Rude leçon, certes, qui n’enseigne d’abord que le silence, le désespoir et l’oubli. Mais grande paix, aussi, et grande incitation à vivre. Le pire seul — ou plutôt le rien — est sûr ; le mieux toujours est à inventer. De là cette constante du matérialisme philosophique, de déboucher sur une éthique du bonheur. On peut reprendre ici, avec la même émotion qui faisait trembler Lucrèce, la grande, et sévère, et belle formule d’Epicure : « Nous sommes nés une fois, il n’est pas possible de naître deux fois, et il faut n’être plus pour l’éternité : toi, pourtant, qui n’es pas de demain, tu ajournes la joie ; la vie périt par le délai, et chacun de nous meurt affairé. » [82][82]Sentence vaticane 14 (trad. M. Conche, Epicure, Lettres et… Telle est en effet la vie de l’insensé, qui, comme disait aussi Epicure, « ingrate et inquiète, se porte tout entière vers l’avenir » [83][83]Selon Sénèque (491 Us.), cité par M. Conche, Epicure…, p. 52., et débouche ainsi, d’espérance en espérance, sur la religion. Contre quoi le matérialisme enseigne — le supporte qui peut — que rien n’est à attendre, et que tout est à vivre. Nul salut, donc, qui ne soit d’ici et de maintenant. « Je n’ai ni craintes ni espérances », écrivait La Mettrie ; et aussitôt après : « Quel bonheur ! » [84][84]Système d’Epicure (Œuvres philosophiques, Berlin, 1774), § 64,…. La béatitude, pour un matérialiste, n’est pas autre chose que le désespoir, mais son affirmation joyeuse.
Notes
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[*]
Communication présentée au colloque de Besançon des 21 et 28 janvier 1986 : « Matières et matérialismes » ; Philosophique, n° 1, Besançon, Université de Franche-Comté, 1986.
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[1]
Qui l’opposait à la « ligne » de Platon : Matérialisme et empiriocriticisme, Œuvres complètes, t. 14, trad. franc., Paris-Moscou, 1962, p. 132. Cette « ligne » n’exclut pas les différences, ni même, parfois, les contradictions. Le cas le plus problématique est ici celui de Hobbes : on lira à ce propos l’article de Jean Bernhardt, Genèse et limites du matérialisme de Hobbes, Raison présente, n° 47 (juillet-septembre 1978), p. 41 et suiv.
-
[2]
Cité par Diogène Laërce, X, 6.
-
[3]
Discours sur le bonheur, p. 271 de l’éd. Fayard, Paris, 1987.
-
[4]
Voir Olivier Bloch, Sur les premières apparitions du mot « matérialiste », Raison présente, n° 47, juillet-septembre 1978, p. 6. Cf. aussi Aristote, Métaphysique, A 3, 983e-984a.
-
[5]
Olivier Bloch, art. cité, p. 6.
-
[6]
Les Divine Dialogues : voir Olivier Bloch, art. cité, p. 8 à n. Voir aussi, du même auteur, Le matérialisme, Paris, puf (coll. « Que sais-je ? »), 1985, p. 5-6.
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[7]
Réplique aux réflexions de Bayle…, 1702 (que je citerai d’après l’éd. Janet de 1866, t. II, p. 579-594·)·
-
[8]
Leibniz, ibid., p. 584.
-
[9]
Leibniz, ibid., p. 584.
-
[10]
Ibid., p. 583.
-
[11]
Ibid., p. 584.
-
[12]
On cite toujours à ce propos le texte, en effet frappant mais difficile à interpréter, du Sophiste (245« -247c), sur le « combat de géants » entre les « fils de la terre » et les « amis des Idées » ; mais le dixième livre des Lois (spécialement 888d-892c) est autrement précis et éclairant. Voir à ce sujet Marcel Conche, Orientation philosophique, Villers-sur-Mer, Ed. de Mégare, 1974, p. 175-176.
-
[13]
Cf. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, II. Au contraire, la tradition universitaire, peut-être sous l’influence de Kant (qui ne parle de matérialisme que dans le cadre de la psychologie rationnelle, et l’oppose alors, logiquement, au spiritualisme ou au pneumatisme), distingue de préférence deux oppositions, l’une ontologique (matérialisme ou spiritualisme), l’autre gnoséologique (réalisme ou idéalisme). Engels, tout en distinguant aussi ces deux registres, n’admet qu’une seule opposition.
-
[14]
Leibniz, op. cit., p. 583.
-
[15]
Comme l’écrit Marcel Conche, qui défend, ajuste titre me semble-t-il, la classification marxiste (et leibnizienne !) opposant matérialisme et idéalisme, contre « la "philosophie des professeurs" (qui) oppose spiritualisme et matérialisme, idéalisme et réalisme » (Orientation philosophique, p. 175).
-
[16]
C. Wolff, Psychologia rationalis (1734), I, 1, § 33 (New York, 1972, p. 24).
-
[17]
Ibid., § 34 (p. 25) : « Puisque les matérialistes n’admettent aucune autre existence que celle des corps, et même prétendent qu’eux seuls sont possibles, ils affirment qu’il n’existe qu’un seul genre de substances, et donc ils sont monistes. » Voir aussi le § 32 (p. 24).
-
[18]
Cf. ibid., § 32.
-
[19]
Classification sur laquelle M. Jean Deprun a présenté un exposé au « Groupe de recherche sur l’histoire du matérialisme », à la Sorbonne, en novembre 1984, exposé au résumé duquel nous nous permettons d’emprunter les lignes suivantes : « Cette classification est de forme dichotomique. Tout système est sceptique ou dogmatique. Tout système dogmatique est dualiste ou moniste. Tout système moniste est idéaliste (monisme mental) ou matérialiste (monisme physique). » On remarquera que cette classification est davantage satisfaisante, par rapport à la terminologie actuelle, concernant le matérialisme que concernant l’idéalisme (terme que nous appliquons aujourd’hui, aussi bien, à des pensées dualistes).
-
[20]
Démocrite, fragment 156 (in Les penseurs grecs avant Socrate, trad. J. Voilquin, Paris, G.-F., 1964).
-
[21]
Cf. O. Bloch, Le matérialisme, p. 13-14 et 104-105. Nous y reviendrons.
-
[22]
Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, II (je cite d’après la traduction des Editions Sociales, in Etudes philosophiques, Paris, 1968).
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[23]
Ibid., p. 25.
-
[24]
Ibid., p. 25-26.
-
[25]
Cf. par exemple Lucien Sève, Une introduction à la philosophie marxiste, Editions Sociales, Paris, 1980, p. 337 et passim. La pensée de Lénine sur ce point a été bien analysée par Dominique Lecourt, Une crise et son enjeu, Paris, Maspero, 1973.
-
[26]
Engels, Ludwig Feuerbach…, I, p. 23. Cf. aussi, dans l’Anti-Dühring (I, 4, p. 73 de la trad. franc.) : « L’unité réelle du monde consiste en sa matérialité… »
-
[27]
G. Plekhanov, dans un livre au titre bien révélateur : Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire, premier chapitre (p. 460 du t. I de la trad. franc, de ses Œuvres philosophiques, éditées à Moscou).
-
[28]
Staline, Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique (in Staline, Textes, t. II, p. 87, Editions Sociales, Paris, 1983).
-
[29]
Cf. par ex. Staline, Anarchisme ou socialisme ?, recueil cité, t. I, p. 82-89.
-
[30]
Staline, ibid., p. 84.
-
[31]
Ibid., p. 84.
-
[32]
Ibid., p. 85.
-
[33]
Ibid., p. 84. Voir aussi p. 83 : « La théorie matérialiste nie radicalement aussi bien le dualisme que l’idéalisme ».
-
[34]
Engels, Ludwig Feuerbach…, II (p. 28-29 de l’éd. citée).
-
[35]
Comme dit Lénine, reprenant à son compte une formule de Cari Snyder : Matérialisme et empiriocriticisme, VI, 5 (p. 368 de l’éd. citée).
-
[36]
Cf. par ex. Engels, op. cit., p. 28-29, et Anti-Dühring, I, 3, p. 66 de la trad. franc. (Editions Sociales, Paris, 1971).
-
[37]
Voir par exemple Louis Althusser, Soutenance d’Amiens (in Positions, Editions Sociales, 1976, p. 141 et suiv.), Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique (Ed. de Minuit, 1981, p. 28-33), et Olivier Bloch, Le matérialisme, p. 63-66.
-
[38]
Marcel Conche, Orientation philosophique, p. 174.
-
[39]
Ibid., p. 185.
-
[40]
Louis Althusser, Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973, p. 45 et n. 20.
-
[41]
Cf. le texte fameux de la Postface de la deuxième édition allemande du Capital (t. I, p. 29, dans l’éd. 1971 des Editions Sociales).
-
[42]
Cf. Marcel Conche, op. cit., p. 174.
-
[43]
Cf. ibid., p. 172 et 184-185.
-
[44]
C’est la « deuxième question » (ou « l’autre aspect » de la question) d’Engels : « Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel ? » (Ludwig Feuerbach…, II, p. 26).
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[45]
Voir par ex. Le matérialisme rationnel, p. 224 et passim.
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[46]
J’emprunte cette formulation, souvent citée, à Ravaisson, qui évoque ainsi, sans donner de référence, « l’excellente définition d’Auguste Comte » (La philosophie en France au XIXe siècle, rééd. du Corpus, Fayard, 1984, p. 232). Cette expression que, pour ma part, je n’ai jamais trouvée chez Auguste Comte, est en tout cas fidèle au fond de sa pensée : voir surtout, dans le Système de politique positive, t. I de l’éd. de 1851 (rééd. 1890), les p. 50 à 53 et 567-569, ainsi que, dans le t. III, les p. 43 et 91. La même idée se retrouve dans le Discours sur l’esprit positif (§ 77, rééd. Vrin, 1974, p. 167-168), et dans le Cours de philosophie positive (par ex. Leçon 60, t. II de l’éd. Hermann, 1975, p. 773)·
-
[47]
Ravaisson, op. cit., p. 232.
-
[48]
Discours sur l’esprit positif, § 73, p. 160.
-
[49]
Ibid., p. 160.
-
[50]
Système de politique positive, t. III (1853, rééd. 1895), p. 42-43.
-
[51]
Ibid., p. 43.
-
[52]
Ibid., p. 43.
-
[53]
Cours de philosophie positive, leçon 60, t. II, p. 773 de l’éd. Hermann.
-
[54]
Ibid., p. 773.
-
[55]
Ibid., p. 773.
-
[56]
Système…, t. I, p. 51.
-
[57]
Voir par l’exemple l’enthousiasme de Ravaisson : op. cit., p. 131, 232, 289-297…
-
[58]
Fragment 117 (trad. J. Voilquin, op. cit., p. 175).
-
[59]
Le mythe d’Icare, Traité du désespoir et de la béatitude, t. 1, Paris, puf, 1984.
-
[60]
Première partie,« Feuerbach », p. 51 de la trad. franc., Paris, Editions Sociales, 1968, réimpr. 1971.
-
[61]
Ludwig Feuerbach…, I, op. cit., p. 18.
-
[62]
République, X, 621c.
-
[63]
« C’est l’œuvre achevée qui explique l’ébauche, le complet, le parfait qui explique l’incomplet et l’imparfait, le supérieur qui explique l’inférieur. Par suite, c’est l’esprit seul qui explique tout » (Ravaisson, op. cit., XXIV, p. 232).
-
[64]
Ravaisson, ibid., p. 311-312.
-
[65]
Voir par ex., ibid., p. 318, et, dans le Testament, les p. 64-66 (rééd. Vrin, 1983). Mais le texte le plus révélateur est peut-être celui de la n. 16 de ce Testament (p. 120-121), qu’on me permettra de citer : « Pour le positivisme, le matérialisme, le transformisme, l’histoire du monde, l’histoire universelle, est un perpétuel progrès qui part des confins du néant et sans aucun principe de mouvement ni hors de lui, ni en lui, s’élève tout seul jusqu’aux formes d’existence les plus compliquées et, finalement, jusqu’à la pensée et la conscience. La vérité est toute différente. La vérité, c’est la divinité s’abaissant par amour à des formes qui tout ensemble la cachent et la font voir… C’est une idée depuis quelque temps dominante que la marche de la nature n’est autre qu’ascensionnelle. C’en est peut-être une plus vraie, que cette marche est abaissement d’abord et ensuite relèvement, ou résurrection… » On voit que Ravaisson, qui avait beaucoup lu Aristote, Plotin et Pascal (et qui séduira aussi bien Bergson qu’Heidegger), annonce aussi, ou rencontre, Simone Weil.
-
[66]
De rerum natura, I, 79.
-
[67]
Cf. Le mythe d’Icare, notamment p. 110-115.
-
[68]
Cf. Epicure, selon Athénée, XII, 546 f. (409 Us.), et Diogène Laërce, X, 137. Voir aussi la Lettre à Ménécée, en entier.
-
[69]
Voir par exemple, à l’article « matière » du Vocabulaire de Lalande, les remarques suggestives de Ravaisson, Lachelier ou Blondel. La lecture que Ravaisson fait d’Aristote (qu’il tire vers un nihilisme de la matière, comparable à celui qu’on trouve chez Platon) sous-estime ce que la matière, chez Aristote, a de positif, qui est la puissance, la présence et la permanence. Voir à ce propos le bel article de P. Aubenque, La matière chez Aristote, Philosophique, n° 1, Besançon, 1986, p. 41 sq. Voir aussi, du même auteur, Ravaisson interprète d’Aristote, Les Etudes philosophiques, Paris, puf, 1984, p. 435 sq.
-
[70]
Par exemple La Mettrie : « La nature du mouvement nous est aussi inconnue que celle de la matière » (L’homme machine, rééd. 1981, Paris, Denoël-Gonthier, p. 142 ; rééd. Fayard, p. 109).
-
[71]
Matérialisme et empiriocriticisme, III, 1, p. 150.
-
[72]
Lénine, op. cit., III, 1, p. 151.
-
[73]
O. Bloch, Le matérialisme, p. 13-14. Voir aussi les p. 104-105.
-
[74]
Cf. La conscience et la vie, in L’énergie spirituelle (p. 4-13, éd. du Centenaire p. 818824), dont j’extrais ces quelques bribes : « Qui dit esprit dit, avant tout, conscience… Conscience signifie d’abord mémoire (et) anticipation de l’avenir… Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est synonyme de choix… La matière est nécessité, la conscience est liberté… »
-
[75]
Comme le remarque Marcel Conche, le matérialisme est en cela « une philosophie pour laquelle ce qui n’est plus n’est à la longue recueilli par aucune mémoire, et sombre enfin de façon fatale dans un oubli complet et définitif » (Orientation philosophique, p. 132), une philosophie pour laquelle « la mémoire est un accident de l’universel oubli » (compte rendu du livre d’O. Bloch sur le matérialisme, Revue philosophique, 1986, n° 1, p. 86).
-
[76]
Selon le mot d’un biochimiste, « la vie n’existe pas », en effet, en ce sens que la matière est la même, et soumise aux mêmes lois, dans les corps vivants et dans les corps inorganiques. Dès lors, « De même que nous considérons, en matérialistes, que la Vie n’existe pas, nous admettrons que la Mort n’existe pas… Nous refuserons autrement dit l’abstraction de la Mort comme nous avons refusé celle de la vie » (Ernest Kahane, La vie n’existe pas, Paris, Editions rationalistes, 1962). C’est en quoi le matérialisme, poussé à sa limite, s’annule — et c’est peut-être le sens, pour nous, du spinozisme.
-
[77]
Comme l’écrit Marcel Conche à propos du sage tragique : La mort et la pensée, Ed. de Mégare, 1973, rééd. 1975, p. 74.
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[78]
Voir par exemple, outre l’ouvrage cité dans la note précédente, Marcel Conche, Orientation philosophique (spécialement le chap. V, et les p. 166 et suiv.), et Clément Rosset, Logique du pire, spécialement le chap. Il et l’Appendice sur Lucrèce.
-
[79]
La Mettrie, Système d’Epicure (Œuvres philosophiques, Berlin, 1774), § 58, p. 252 (rééd. Fayard, p. 373).
-
[80]
« La mort immortelle » : Lucrèce, III, 869. Il est vrai, on vient de l’évoquer en passant, qu’il existe aussi, dans l’histoire du matérialisme, une tradition vitaliste, dont Olivier Bloch ajustement souligné, des stoïciens jusqu’à Diderot, la relative permanence (Le matérialisme, spécialement p. 52, 71 et 76). Mais cette tradition, si elle appartient bien aussi au matérialisme, nous semble pourtant moins pure, ou moins radicale, que la tradition « canonique » (comme dit Olivier Bloch) qui s’enracine dans l’atomisme antique.
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[81]
Lucrèce, III, 1092-1094.
-
[82]
Sentence vaticane 14 (trad. M. Conche, Epicure, Lettres et maximes, Villers-sur-Mer, Ed. de Mégare, 1977, p. 251).
-
[83]
Selon Sénèque (491 Us.), cité par M. Conche, Epicure…, p. 52.
-
[84]
Système d’Epicure (Œuvres philosophiques, Berlin, 1774), § 64, p. 254 (rééd. Fayard, p. 375)·