1Le
concept d’Innovations Sociales Numériques (ISN) est mobilisé dans divers
contextes et son appréhension est rendue possible à travers plusieurs
niveaux complémentaires. Premièrement, au niveau social, les ISN
couvrent des périmètres d’usages collectifs, impliquant une multitude
d’acteurs dans le but de co-créer une valeur sociétale (Cajaiba-Santana,
2014). Deuxièmement, au niveau technologique, elles génèrent un
processus de fonctionnement ouvert s’appuyant sur une architecture
matérielle et logicielle innovante ainsi que sur des mécanismes
fonctionnels spécifiques. Enfin, au niveau écologique, les ISN portent
l’intérêt sur l’innovation responsable (Van Der Yeught et Bon, 2016) et
sur la volonté de répondre à des problèmes sociaux et environnementaux,
d’améliorer la qualité de vie des citoyens et de créer un sentiment de
« justice sociale » (Leduc Browne, 2016).
2Les
ISN émergent principalement des initiatives de la société civile et des
politiques publiques (Dandurand, 2005) et recouvrent un large panel
d’applications : des plateformes collaboratives entre des groupes
sociaux, jusqu’à l’e-administration et le lien gouvernants/gouvernés,
sans omettre le volet développement durable. Les ISN dédiées à la
démocratie se placent au sein des pratiques d’e-participation citoyenne.
À cet égard, le numérique constitue un vecteur qui permet de mettre en
relief des problèmes sociaux par des actions individuelles et
collectives.
3Notre
périmètre de recherche se limite au lien gouvernants/gouvernés et à sa
construction sociale à travers les ISN. Le phénomène de la CivicTech
(abréviation de Civic Technology) intègre bien ce centre
d’intérêt et parvient à créer de nouveaux rapports avec la sphère
politique et décisionnelle. Notre travail de recherche s’inscrit plus
précisément dans le champ des Sciences de l’Information et de la
Communication (SIC). En effet, il ne s’agit pas d’une réflexion
« purement » technologique, mais d’une appréhension de
l’élargissement de l’intégration des Technologies de l’Information et de
la Communication (TIC) et de leur usage dans un contexte couvrant le
domaine de la participation du citoyen dans la gouvernance et le niveau
d’implication de celui-ci. Cela couvre bien une dimension des SIC liée à
l’usage et aux pratiques des TIC dans des contextes divers.
4Nous
essayons de répondre dans cette recherche à plusieurs préoccupations
essentielles. Quelle place pour la CivicTech dans le paysage des
ISN ? Comment gouvernants et gouvernés parviennent-ils à trouver
dans l’innovation numérique une médiation sociale ? Quelles sont
les limites de cet écosystème dit « participatif » ? Pour
ce faire, nous adoptons une posture de recherche exploratoire fondée
sur l’appréhension des pratiques de la CivicTech, leur genèse et leur
cartographie dans le but de s’interroger sur les caractéristiques de
développement. Nous prendrons conscience de la nécessité d’un
positionnement transversal pour mieux cerner les ISN de type CivicTech.
Ainsi, nous réaliserons que le développement des ISN de démocratisation,
tout en demeurant à l’œuvre au sein des sociétés contemporaines,
soulève une complexité tant sociale qu’organisationnelle et numérique.
5L’émergence
des ISN destinées à l’implication des citoyens s’est démocratisée avec
la possibilité d’accéder à des services publics par le biais d’Internet.
On parle dès lors d’e-administration en référence à l’ensemble des
dispositifs de dématérialisation des procédures relatives au service
public. Nous sommes passés progressivement à des
pratiques d’e-participation qui se veulent
« interactives » et « inclusives » et qui tiennent
compte du contexte social du citoyen. L’intervention de ce dernier dans
le débat public, et plus largement politique, s’étend jusqu’à la
proposition de remaniements de textes de lois et la mise en ligne de
problèmes sociaux et environnementaux qui n’auraient pas pu « être
mis sous les projecteurs » sans le recours à ces pratiques.
6Nous
pouvons caractériser cette évolution à partir de facteurs tels que
l’apparition de formes novatrices de démocratie participative et
l’implication immédiate du citoyen dans le contrôle de l’activité
socioéconomique au niveau local, régional, national voire international.
Ainsi, le citoyen est désormais associé aux choix politiques à l’aide
des « technologies pour la démocratie » et/ou des
« technologies pour l’engagement civique ». L’usage de ces
technologies prend forme autour des dynamiques de la CivicTech (Fig. 1).
Fig. 1 : Schéma représentant une vision large des technologies de l’e-participation citoyenne
7Par
ailleurs, il serait pertinent de faire remarquer que le lien
gouvernés/gouvernants varie d’un niveau à l’autre. Les
« technologies pour l’e-administration » permettent de rendre
l’information accessible dans le cadre des services rendus aux citoyens,
par exemple pour les démarches en ligne liées à la sécurité sociale, à
la retraite ou encore à la scolarité. Dans les deux autres niveaux des
ISN, représentés par la CivicTech, le citoyen joue un rôle proactif,
tant au niveau démocratique, civique qu’au niveau social et solidaire.
8La
création du lien social, entre gouvernés/gouvernants, est corollaire à
l’évolution sans cesse croissante de l’intégration des TIC dans les
réformes du secteur public et l’optimisation du management des organes
administratifs français. Il faut remonter aux années 1960 et 1970,
marquées par l’introduction des TIC dans les services administratifs,
couvrant essentiellement les fonctions « supports » à l’instar
de la gestion comptable et financière, et de la gestion des ressources
humaines. Le traitement des demandes des citoyens se faisait
principalement par l’intermédiaire du courrier et au niveau des guichets
des administrations (Dagiral, 2011).
9Le
mouvement de numérisation des procédures administratives, couvrant les
années 1990, se distingue par l’élargissement des procédures
fonctionnelles aussi bien au niveau de l’accessibilité aux informations
qu’au niveau de l’archivage des documents administratifs à caractère
public. Nous avons assisté alors à l’allégement des processus
fonctionnels et à l’amélioration de la qualité des services.
10À
partir des années 1990, l’avènement des technologies Web place le
citoyen au centre des approches de conception de Systèmes d’Information
(SI) administratifs. En plus d’accéder aux informations dont il a
besoin, l’usager demeure en mesure de télécharger des documents et des
formulaires. Le rôle de l’État s’inscrit subséquemment dans une
politique d’accessibilité de l’information et de diversification des
services publics, pour être en phase avec le monde socioéconomique.
11Sur le plan technologique, selon Saint-Amant (2005), plusieurs phases sont à considérer : la phase d’information concerne les procédures informationnelles en ligne, la phase d’interaction s’appuie sur des interfaces de communication, la phase de transaction se matérialise par la réalisation de démarches et de téléprocédures, et la phase d’intégration
permet d’accéder à plusieurs services à partir d’un portail unique.
Pour ce dernier cas de figure, le site officiel de l’administration
française « www.service-public.fr », créé en 2000, accompagne
les citoyens dans diverses démarches qui relèvent, par exemple, de
l’état civil, de la famille, de la santé et du logement (Fig. 2). Ce
portail de renseignements aide à connaître ses droits et ses
obligations. Le site actuel, développé en responsive design, s’adapte à tous types de supports comme les smartphones
et les tablettes. Il offre la possibilité de s’abonner à la lettre
électronique, aux flux RSS et de suivre la page du réseau social
Twitter. Dans un souci d’accessibilité à l’ensemble des usagers, le site
applique le « Référentiel Général d’Accessibilité pour les
Administrations RGAA ». Cette avancée témoigne des efforts déployés
envers les citoyens pour faire face à l’évolution des pratiques
info-communicationnelles de toutes les catégories d’acteurs.
Fig. 2 : Le site officiel de l’administration française (capture d’écran)
12Les années 2000 sont caractérisées par l’émergence de gigantesques masses de données qui donne lieu à des procédures d’open data.
En France, la plateforme « data.gouv.fr » lancée en 2011
s’inscrit dans une politique d’ouverture des données publiques
françaises et de transparence menée par l’État (Fig. 3). La plateforme
est organisée autour de thématiques comme l’agriculture et
l’alimentation, la culture et l’économie. Elle est pensée avec une
architecture qui s’adapte aux supports mobiles, avec la possibilité de
créer un compte sécurisé. L’usage de la plateforme est ouvert à des
acteurs avec divers profils (citoyens, producteurs, réutilisateurs,
développeurs ou intégrateurs). Le site est développé et géré par Etalab
qui est rattaché à la Direction interministérielle du numérique et du
système d’information et de la communication de l’État, en charge de la
gouvernance ouverte.
Fig. 3 : La plateforme d’ouverture des données publiques françaises (capture d’écran)
13Les
portails d’informations et d’e-administration ont beaucoup évolué avec
la prise en compte des préoccupations actuelles des usagers, tant au
niveau des services recherchés qu’au niveau des fonctionnalités pour y
accéder. Selon la Direction de l’information légale et administrative
(Premier Ministre), depuis février 2017, plusieurs départements invitent
les citoyens à effectuer une prédemande en ligne de carte nationale
d’identité. Depuis juin 2017, la nouvelle version du site de la Caisse
d’Allocations Familiales « caf.fr » est consultable sur divers
supports tels qu’ordinateurs, tablettes et téléphones par lesquels on
accède à des informations sur les droits, les prestations et les
démarches administratives. Depuis juillet 2017, le site de l’assurance
maladie « ameli.fr » a intégré les fonctionnalités du Web
collaboratif avec le lancement du « forum ameli » dédié au
dialogue et au partage d’informations entre usagers.
14Les technologies de l’e-administration, depuis les premiers sites informationnels, à l’open data en
passant par les plateformes numériques, ont constitué la pierre
angulaire donnant naissance à des formes sociales et collaboratives qui
ont bouleversé le lien gouvernants/gouvernés. Le mouvement s’est
accéléré à mesure que l’État intègre de nouveaux médias numériques
interactifs.
15De
nos jours, nombreux sont les gouvernements qui exploitent les TIC dans
des projets d’e-participation citoyenne. Nous retrouvons dans la
littérature une pléthore de définitions et de domaines d’applications
autour de l’e-participation. Parmi les rapports internationaux de
référence, celui de l’ONU 2016 intitulé « e-gouvernement à l’appui
du développement durable » a consacré un chapitre entier à explorer
le concept de l’e-participation et son rôle dans la création d’une
société qualifiée d’inclusive. Il est précisé que les technologies de
l’e-participation offrent un cadre propice à l’engagement civique à
travers l’implication de divers acteurs au processus de prise de
décision (ONU, 2016). Selon l’Agenda Numérique pour l’Europe 2020
(Digital Agenda for Europe 2020), l’activité d’e-participation s’appuie
sur les TIC pour l’engagement des citoyens dans des processus de prise
de décisions politiques. Par ailleurs, l’e-participation active est
entendue au sens d’une relation gouvernants/gouvernés de co-création de
la valeur où ces derniers se trouvent associés à la définition « du
processus et du contenu » des politiques engagées (OECD, 2011).
16La
multiplication et la diversification des canaux de communication entre
gouvernants et gouvernés influent considérablement les approches de
l’e-participation. La CivicTech est associée aux « technologies
pour rénover la démocratie et améliorer son fonctionnement » (RANF,
2016). Selon la Knight Foundation (2013), le périmètre
couvert va de la consommation collaborative à l’ouverture des données
gouvernementales, les communautés sociales et les réseaux sociaux en
passant par les projets de financement participatif ou crowdfunding (Fig. 4).
Fig. 4: La Civic Tech selon la Knight Foundation
Source : Knight Foundation (2013).
17Les
projets collaboratifs, par exemple le financement participatif, ont
prosaïquement comme facteur marquant la volonté de fournir à une
communauté des données qu’elle peut exploiter et enrichir simultanément
et de manière collégiale. Le rôle « classique » des acteurs
est modifié car l’on se trouve en présence de nouveaux modèles de
relations sociales, fondés sur la participation de divers acteurs et
l’optimisation des connaissances générées (Howe, 2006, 2008). Les
technologies de la participation citoyenne englobent une dimension
sociale qui, de surcroît avec les réseaux sociaux ou les plateformes
collaboratives, mobilise toute une approche collective.
L’e-participation, au-delà des grandes fonctions administratives,
renforce la CivicTech dans l’ouverture du débat public et politique.
18Nous
pouvons en déduire que la problématique posée par la CivicTech se situe
au niveau de la couverture d’une dimension « active » du
citoyen dans le processus démocratique, avec sa participation réelle et
continue dans l’identification des axes d’innovation et la résolution de
problèmes auxquels fait face la société. Ce concept élargit le
périmètre fonctionnel de ce qui est communément appelé
« e-administration ». En effet, le concept d’e-administration a
tendance à transférer l’activité publique dans sa dimension
administrative vers le citoyen. La CivicTech complète ce concept avec sa
dimension de participation citoyenne, dans des axes autres que les
fonctions administratives. Elle élargit donc le périmètre fonctionnel à
sa dimension participative du citoyen au sein de la vie sociale et
communautaire, et ce à travers son implication dans les processus de
décision et de positionnement vis-à-vis de la société.
19Dans
divers discours, politiques ou économiques, il apparaît que la
CivicTech recèle un réel potentiel technologique et social, mais avec
quel ancrage ?
20La
CivicTech rassemble des acteurs inter-reliés : des citoyens issus
de la société civile, des groupes communautaires, des collectivités
locales, des instances de l’État, des innovateurs technologiques, en
somme l’ensemble des acteurs responsables de sa production et de sa
redistribution. Certains d’entre eux se trouvent fédérés autour du même
engagement social ou politique, et parviennent à se regrouper et se
faire entendre par la voie du numérique. De manière plus générale, les
acteurs se mobilisent en vue de traiter des problèmes d’ordre social,
économique et environnemental qui ne peuvent pas être gérés via des canaux « traditionnels » de communication. L’objectif recherché étant de « fluidifier le débat public et de renforcer la démocratie » (Logrippo, 2017).
21Les
pratiques de médiations sociales sont propices à la constitution de
lieux d’expression citoyenne pour affirmer des positions, porter un
jugement sur le management des administrations publiques, débattre sur
des sujets d’actualité et d’intérêt général, développer des projets
auprès d’acteurs variés que ce soit des élus, des représentants ou des
acteurs décideurs. La finalité est de parvenir à sensibiliser les
gouvernants à l’égard des besoins des gouvernés, tout en appuyant la
démocratie ouverte à travers des espaces de concertation publique et de
cohésion sociale. À ce titre, le déploiement des technologies de
l’e-participation crée un lien immédiat entre les citoyens et les élus
(Macintosh, 2006). Le rapport gouvernants/gouvernés ne se trouve plus
façonné par les médiations des représentants et des élus :
aujourd’hui, l’objectif étant de parvenir à faire du citoyen le noyau
central du développement des projets d’intégration des TIC dans les
processus fonctionnels.
22La dynamique de la CivicTech est incarnée au niveau international par divers groupes comme le groupe Code for America lancé aux États-Unis en 2009 ou le mouvement Code4HK
développé en Asie. En France, le collectif « Démocratie
ouverte » prône des missions destinées à faire entendre les
opinions des citoyens et à rendre visible les moyens et les ISN de
l’e-participation (Douay, 2016a-b). Le collectif est axé autour de l’OpenGov et
soutient des principes de « transparence » par
l’ouverture des données publiques, de « participation » vouée à
la consultation des citoyens et de « collaboration ».
23En matière de CivicTech, l’une des expériences de référence menées en France est le cas de « la consultation sur le projet de loi pour une République numérique » menée en 2015 via la plateforme Cap Collectif, expérience qualifiée de « nouvelles formes d’expression démocratique ». Au niveau régional, nous pouvons citer d’autres initiatives telles que celles menées au sein de la ville d’Angers via
la plateforme Make.org pour favoriser la démocratie participative
(Mairie d’Angers, 2016). Au niveau macro, toute une problématique de
l’accélération des évolutions sociales et de leur
« duplication » dans d’autres pays et/ou contextes
internationaux constitue un sujet d’actualité.
24Les
approches de communication numérique sont passées du paradigme de
« réception passive » vers des fonctionnalités plus ouvertes
et innovantes. À l’heure de ce changement de paradigme, les ISN se
donnent pour mission de faire du numérique un vecteur facilitateur du
débat public et politique et ce avec comme contrainte d’atteindre le
plus grand nombre d’acteurs. Ces approches sont consolidées par la
diversification des ISN qui, sur le plan technique, s’appuient sur un
ensemble de dispositifs : « Internet mobile, smartphone et tablettes, cloud computing, open data, médias sociaux et big data »
(UNDESA, 2015) contribuent significativement à l’essor de la fonction
administrative et à la création de la valeur. Les activités les plus
répandues dans ce contexte touchent à l’ouverture des données ou l’open data,
l’e-campagne, l’e-pétition, l’e-vote, les environnements collaboratifs
et le financement participatif et l’e-consultation (Panopoulou et al.,
2009). La médiation numérique entre gouvernants et gouvernés est
démultipliée grâce aux plateformes digitales certes, mais aussi aux
médias sociaux de par leur accessibilité et leur faible coût.
25Selon
le RANF (2016), il existe, en France, une diversité d’initiatives
issues de la CivicTech. Des plateformes pour les données publiques
ouvertes (Data.gouv.fr), pour l’interaction avec des élus par le biais
de pétitions en ligne (Change.org), pour le « Contrôle de l’action
publique » (NosDéputés.fr) constituent autant d’exemples d’une
rencontre entre, d’une part, des citoyens portant des initiatives
sociales individuelles et des engagements communautaires et, d’autre
part, une volonté de l’État de reconnaître l’importance des
préoccupations de la société civile. La transparence des programmes
politiques et des actions gouvernementales constitue le socle de ces
projets.
26Les
dispositifs qualifiés de « technologies pour l’engagement
civique » sont représentés par les réseaux sociaux (Facebook,
Twitter) et les plateformes de financement participatif de type
(Kisskissbankbank, HelloAsso). Plusieurs applications mobiles comme
« Tell my city » ou « Spallian » bouleversent les
pratiques. Avec la CivicTech, on affiche souvent un objectif d’écoute
« active » des besoins des citoyens, de proximité sociale et
d’engagement solidaire (Knight, 2013).
27Au
niveau mondial, en 2016, on a assisté à une amélioration des pratiques
d’e-participation grâce à l’augmentation du nombre de pays qui
mettent à disposition des informations publiques via le numérique, en particulier l’open data,
ainsi que la prise de conscience de l’importance de l’e-consultation en
raison de la profusion des médias sociaux et des plateformes numériques
(ONU, 2016). Cependant, les démarches mobilisées varient d’un pays à
l’autre. Selon le classement de l’ONU 2016, des pays les plus
performants en e-participation, le Royaume-Uni occupe la première place
au niveau mondial, suivi du Japon et de l’Australie qui occupent la
deuxième position. Selon le même classement, la France occupe la
douzième position (Fig. 5).
Fig. 5 : Tableau répertoriant les pays les plus performants en e-participation en 2016
Source : ONU (2016).
28Le
niveau de performance a été mesuré sur la base de trois indicateurs,
issus du modèle de la participation (voir Fig. 6). Premièrement, l’e-information
qualifie les procédures d’informations en ligne et les supports d’accès
aux bonnes informations. Toutefois, cette phase est cruciale car sans
la production, la structuration et l’échange d’informations, d’une
manière régulière et continuelle, le mouvement de l’e-participation est
susceptible de ne pas durer dans le temps. Deuxièmement, l’e-consultation
se matérialise par l’organisation de consultations en ligne dédiées à
la contribution des citoyens au débat politique. De manière générale,
les documents sur les politiques de décisions dans le domaine de la
finance, suivi par la santé et l’éducation représentent les sources
informationnelles les plus archivées et consultées à travers le monde
(ONU, 2016). Enfin, l’e-prise de décision permet de
considérer les avis dans des projets de lois ou dans des activités de
gouvernance par l’implication immédiate et la contribution directe des
citoyens. À cet égard, deux exemples représentatifs sont souvent cités à
savoir les projets de l’e-vote à travers des interfaces sécurisées et
le classement des opinions en fonction de leur popularité sur les
réseaux sociaux. Ce niveau dépend fortement de la phase de l’e-consultation
car, à mesure que le processus rassemble des participants actifs et
génère des opinions et des positionnements, le projet d’e-participation
peut être qualifié d’efficace et d’efficient. Dans la figure suivante,
nous percevons l’interdépendance entre les différents niveaux et leur
complémentarité (Fig. 6).
Fig. 6 : Schéma représentant les niveaux de mesure de l’e-participation utilisés par l’ONU
Source : ONU (2016).
29Le
schéma ci-dessus permet d’identifier les niveaux d’évaluation du
processus de l’e-participation. Parmi les fonctionnalités les plus
« scrutées » dans le classement mené par l’ONU, nous retenons
les critères de disponibilité des informations archivées et
d’utilisation de moyens numériques, d’outils mobiles, de plateformes et
de technologies dédiées à l’open data. De même que la question
de la législation autour de la sécurité des données à caractère
personnel ou des décisions adoptées constitue des indicateurs pour
mesurer la performance d’un pays.
30Le
Royaume-Uni, leader mondial de l’e-participation, représente l’exemple
par excellence pour ce qui est des stratégies d’ouverture et de
transparence publique. En effet, l’ensemble des documents politiques en
ligne sont accessibles sur la plateforme « Gov.uk » (Fig. 7).
Celle-ci propose de multiples documents sur la base de la participation
citoyenne, tout en assurant la sécurisation du processus. Les pratiques
au sein de ce portail sont structurées car à partir de la page
d’accueil, plus précisément du lien « Consultations », les
usagers peuvent se saisir d’une publication sur un sujet politique,
formuler leurs opinions, suivre les conclusions ainsi que les décisions
gouvernementales engagées au regard des propositions publiques. Au
final, le portail couvre bien les trois niveaux de
l’e-participation : l’e-informations à travers la publication des informations et la mise à disposition de documents administratifs, l’e-consultation par les citoyens et la publication d’opinions et surtout l’e-prise de décision.
Sur ce dernier point, il est à préciser que le gouvernement informe des
changements adoptés ou non, tout en apportant les justifications
nécessaires (ONU, 2016). À ce titre, dans le rapport de 2016, l’ONU ne
préconise pas, pour l’instant, un modèle de mise en pratique généralisé.
Fig. 7 : L’e-consultation sur la plateforme « Gov.uk »
Source : « Gov.uk », capture d’écran.
31Dans
plusieurs pays, des plateformes gouvernementales ont été développées
pour offrir aux citoyens des services personnalisés dans l’ultime but de
les associer à la gouvernance. Les pays de l’Europe sont les mieux
placés puisqu’ils sont nombreux à figurer dans le top 50 des pays les
plus performants au niveau mondial. Nous pouvons citer l’exemple de
l’Estonie qui occupe le vingt-deuxième rang dans le classement mondial.
Le pays s’appuie sur une politique d’ouverture des données à travers le
portail national (Osale.ee) pour la gestion des informations relatives
aux débats politiques.
32La
révolution numérique induite par les ISN s’accompagne par un changement
de pratiques technologiques, humaines et sociales. Les acteurs-citoyens
sont de plus en plus connectés à Internet, aux technologies mobiles et
aux réseaux sociaux, et affichent une volonté de se faire entendre à
travers l’usage d’outils innovants et parfois complexes, voire
inaccessibles pour certains.
33Il n’empêche que les projets d’e-participation présentent certaines limites, en particulier au niveau du lien social.
34Construire
des indicateurs afin de qualifier la CivicTech, et en particulier la
relation gouvernants/gouvernés, constitue un réel défi. S’il est
question de cartographier l’écosystème digital, il suffit de se référer
au panel d’outils mis en œuvre tant par les instances étatiques que par
les start-up du numérique. Or, beaucoup d’outils et de projets
cohabitent certes mais demeurent souvent au stade expérimental.
Cependant, évaluer la portée sociale et environnementale réelle ne
constitue guère un axe facile à comprendre sur le plan méthodologique.
35On
assiste à la formation de nouvelles dynamiques qui révolutionnent les
pratiques citoyennes traditionnelles. Selon Lehmans (2015), il est
essentiel, lorsqu’on traite la question des dynamiques et des
interactions, de s’intéresser à trois principes fondamentaux qui sont l’ouverture, l’accessibilité et la reliance.
Voyons à présent si la CivicTech en France couvre l’ensemble de ces
volets et comment situer les trois niveaux de l’e-participation.
36À travers le principe de l’ouverture,
le partage des connaissances est favorisé par la création d’espaces
numériques informationnels communs. Nous avons bien compris que le
développement de portails avec un point d’entrée unique est proposé dans
plusieurs cadres, nous citons, en France, le projet « Service
Public 2016 » avec le site « servicepublic.fr ». Nous
devons à ce niveau nous interroger sur le principe de l’ouverture
numérique et de son degré d’instanciation sur des sujets davantage
stratégiques et tactiques. Nous observons que le Royaume-Uni dispose
d’un hub informationnel qui intègre l’ensemble des phases de
l’e-participation. Ce qui lui vaut le classement en tête de liste des
pays les plus performants au monde en 2016. Bien que la France dispose
d’une infrastructure variée, organisée autour de sites Web, de
plateformes, de réseaux sociaux, d’outils numériques et d’applications
mobiles, elle se trouve à la douzième position du classement. Nous
pouvons postuler, d’un point de vue exclusivement numérique, que ceci
est corrélé à la mise en œuvre de dispositifs disparates, avec un manque
de projet d’e-participation active.
37Le principe de l’accessibilité
numérique est à percevoir avec une double déclinaison : une
dimension numérique liée aux dispositifs sociotechniques adaptés et une
dimension humaine qui relève des compétences des acteurs. Force est de
constater que l’usage des TIC, de manière générale, et de la CivicTech
en particulier, favorise l’inclusion de certains acteurs ayant un rôle
actif, mais génère en contrepartie des situations d’exclusion puisque
l’on ne parvient pas à toucher toute la population, c’est-à-dire le
citoyen lambda. Le phénomène de « l’exclusion numérique » est
associé au manque de connaissances du monde digital, et aux savoirs et
savoir-faire limités ou inexistants dans l’usage et l’appropriation des
ISN. De même que les difficultés de disposer d’outils adéquats et
avancés, ou d’accéder à Internet, à des plateformes spécialisées et,
dans certains cas, à des applications mobiles constituent un frein au
développement de la cohésion sociale et en compromet sa réussite.
38Le principe de reliance désigne « l’action de relier et de se relier ainsi que ses résultats »
(Lehmans, 2015). La CivicTech octroie un cadre propice au
fonctionnement social en réseau, dans lequel les usagers ont le statut
d’acteurs ou de contributeurs au fonctionnement du système démocratique.
Mais au-delà de la mise en réseau, comment mesurer les résultats
réels ? Autrement dit, est-ce que le flux d’informations en
provenance du réseau (des gouvernés) trouve un écho favorable et une
application immédiate au niveau politique (par des gouvernants) ?
39Nous pouvons en déduire que seul le principe d’ouverture
reste partiellement satisfaisant à travers la CivicTech. Cette
couverture ne se limite qu’à certains pays. Ces derniers disposent à la
fois d’un contexte politique et social stable et d’une capacité
économique permettant de mettre en pratique les processus
numérisés à travers, par exemple, l’acquisition d’équipements
technologiques et la formation des citoyens. Qu’en est-il donc des
acteurs exclus de l’utilisation des ISN dédiées à la participation
citoyenne ? Le débat autour des pratiques et des usages liés à la
dimension humaine et sociale de la CivicTech reste ouvert.
40La
réussite des procédures d’e-participation n’est pas intrinsèquement
liée aux innovations numériques. Toute la question du rôle de
l’État reste posée. Comment informer sur les mesures et leurs
pertinences ? Comment associer au mieux les citoyens aux décisions
politiques ? Nous conviendrons ici que la réussite des projets
d’e-participation dépend de l’engagement de l’État et de sa capacité de
créer un cadre propice et approprié pour assurer le bon déroulement et
ce, à tous les niveaux, depuis la phase de l’e-information et de l’e-consultation jusqu’à, idéalement, la phase de l’e-prise de décision.
41Les
politiques de l’e-participation émergent du niveau local, à partir
duquel remontent les besoins des citoyens, et émanent le choix des
outils et leur mode d’administration. Il faut donc s’intéresser, avant
tout, au niveau du pouvoir local qui est par définition l’axe le plus
proche du citoyen. De même que des partenariats avec les acteurs du
secteur privé sont à encourager à travers des programmes sociaux et des
actions de type crowdfunding.
42Au
niveau de l’axe stratégique et de la gouvernance, la réussite des
projets d’e-participation ne va pas sans soulever plusieurs défis (ONU,
2016). Parmi ceux-ci, nous relevons la définition d’une vision claire et
réaliste du rôle des citoyens, leur participation et la valeur ajoutée
créée, ainsi que la place des outils de l’e-participation, leur
caractéristique et leur limite. Aussi, l’inscription des activités de
l’e-participation dans un cadre méthodologique et légal doit être
clairement identifiée.
43Les
actions se traduisent aussi par le développement de programmes de
formations des usagers qu’ils soient acteurs issus de la société civile,
représentants des citoyens ou agents administratifs. Il va sans dire
qu’il faut, pour ces derniers, inculquer une mentalité fondée sur, d’une
part, un état d’esprit orienté vers le service public et d’autre part,
une culture numérique.
44De plus, pour amorcer les avancées de l’e-participation, les efforts sont à déployer certes sur les axes de l’e-information et de l’e-consultation, mais le volet e-prise de décision reste
le plus difficile à gérer. Celui-ci constitue de surcroît la phase la
plus sensible et stratégique et donc celle qui est difficilement
évaluable notamment en ce qui concerne la question du feed-back des citoyens et de son exploitation par les autorités publiques.
45Les
interfaces dédiées, par exemple, à l’e-vote ou à l’e-pétition
intensifient les pratiques de l’e-participation. Les projets
d’e-pétition constituent des technologies de l’e-participation les plus
institutionnalisées et les plus utilisées à travers le monde (ONU,
2016). Lorsque des pétitions sont signées par un nombre défini de
contributeurs, elles véhiculent une valeur réelle dans le débat
public. Pourtant, selon le rapport du United Kingdom’s Hansard Society
(2014), l’e-pétition est souvent détournée de son usage de base car
elle sert, dans plusieurs contextes, à attirer l’opinion et les médias.
46Un
autre exemple à citer est celui du vote dématérialisé ou
« e-vote ». Lorsqu’il se fait par voie électronique, le
résultat est souvent traduit directement (ONU, 2016), à condition que le
déroulement des opérations électorales s’effectue dans un environnement
contrôlé, réglementé et surtout sécurisé. L’usage de plateformes
dédiées au vote est controversé dans plusieurs pays, comme la France,
les Pays-Bas et l’Allemagne, forcés d’abandonner les projets souvent en
raison de dysfonctionnements humains, fonctionnels, techniques ou
juridiques. D’autres pays, comme l’Estonie, utilisent ce mode de vote
depuis 2005, qui s’effectue sur smartphone depuis 2012. Cependant, il
faut rappeler que l’évaluation du processus va fortement dépendre de la
dimension couverte par l’activité de vote : les enjeux diffèrent
s’agissant de votes dans un cadre professionnel, au niveau d’une
structure politique ou à l’échelle nationale, que ce soit pour la
population vivant dans le pays ou à l’étranger.
47Par
ailleurs, il nous reste encore d’autres interrogations essentielles qui
méritent d’être rappelées. L’e-participation des citoyens
implique-t-elle systématiquement des changements réels ? Quelles
influences sont apportées au niveau des décisions officielles ? La
CivicTech participe-t-elle vraiment à l’amélioration des conditions de
vie et à la création d’un sentiment de justice sociale ? Tous ces
points constituent des interrogations loin de demeurer secondaires. Il
faut dire que la valeur ajoutée de la CivicTech n’est pas adossée à
l’accumulation de flux de données émanant d’activités citoyennes, mais à
leur exploitation et à leur valorisation par des actions concrètes.
48Force
est de constater que la CivicTech est souvent associée à des effets
positifs. On affiche une volonté d’ouverture des données aux citoyens
dans le cadre de politiques de la transparence de l’État et de
renforcement de l’engagement citoyen. La question qui en découle est que
tout n’est pas innovation « positive ». Il faut donc demeurer
attentif quant à la mise en ligne d’informations nécessitant un
processus préalable de validation et surtout une réelle sensibilisation
sur le devenir de ces informations. Peut-on mesurer les limites de ces
technologies ? Constituent-elles un effet de mode ou au contraire
une révolution profonde ? Autant de questions qui méritent d’être
explorées à ce stade.
49La
réalité autour de la CivicTech est bien complexe. L’identification
d’indicateurs technologiques, sociaux, économiques et environnementaux
pour qualifier et quantifier la relation gouvernants/gouvernés constitue
un débat qui se poursuit et se poursuivra avec l’évolution des
procédures de dématérialisation et le bouleversement continuel des
pratiques citoyennes.