« Peut-être bien
qu’au bout du compte, une bibliothèque est inconcevable, parce que, à
l’instar de l’esprit, elle réfléchit sur elle-même et se multiplie
géométriquement à chaque réflexion nouvelle. » (MANGUEL,
2006 : 181)
1Aujourd’hui,
Aby Warburg (1866-1929) commence à être mieux connu et étudié au-delà
des frontières allemandes. Certaines études récentes nous ont rendu son
œuvre plus familière (MICHAUD, 1998 ; RAMPLEY, 2000 ;
DIDI-HUBERMAN, 2002 ; FORSTER, MAZZUCCO, 2002). Que le nom de
Warburg soit souvent évoqué dans la littérature scientifique tient en
partie aux aspects les plus originaux (voire déments) de sa méthode,
ainsi qu’à sa bibliothèque – celle-ci a été, et demeure toujours, l’un
des plus importants centres de recherche en histoire de l’art et de la
culture. Or, mieux encore que ses textes publiés, la bibliothèque
imaginée par Aby Warburg reflète sa personnalité de chercheur. À travers
les options de classification que l’historien de l’art expérimente, on
sent se déployer sa pensée. D’ailleurs, en 1995, lorsque Friman, Jansson
et Suominen établissent le rapport d’une recherche patiente et précise
menée au Warburg Institute (Londres) sur le système de
classification des livres, ils reconnaissent l’importance d’une bonne
connaissance de la pensée de Warburg pour comprendre la proximité de
certains livres appartenant à des thématiques apparemment hétérogènes
(FRIMAN, JANSSON, SUOMINEN, 1995 : 27). On posera donc l’hypothèse
suivante : étudier l’organisation de la bibliothèque Warburg
devrait éclairer une série de choix épistémologiques décisifs qui
parcourent aussi l’œuvre écrite. Trois axes de réflexion méthodologique
ressortiront ici ; il faudra interroger les pratiques d’organisation des documents – le problème est typiquement warburgien et sera aussi celui de l’atlas d’images Mnémosyne –, questionner la pertinence des frontières entre les différentes disciplines (mises en cause par l’idée d’une bibliothèque consacrée à la Kulturwissenschaft1, qui replacerait l’art au cœur de la vie et des multiples formes de pensée ou d’action qu’elle génère) et repenser les rapports du chercheur aux lieux institutionnels du savoir.
L’objectif de cette étude sera donc de dégager les traits
caractéristiques du système de classification de la bibliothèque conçue
par Warburg et d’en montrer les enjeux épistémologiques.
2Dans
la biographie intellectuelle qu’il consacre à Warburg, Gombrich intègre
un texte inédit de Fritz Saxl retraçant l’histoire de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg (KBW)
(SAXL, 1944). Selon le témoignage de Saxl, Warburg aurait, dès l’âge de
vingt ans, pris goût à la collection de livres. Effectivement, la
figure du collectionneur convient particulièrement bien au
caractère de l’historien de l’art allemand. Soucieux du détail, Warburg
appréhende le savoir à partir de ses singularités. Il accorde un soin
particulier aux choses d’apparence insignifiante, dans l’espoir de
saisir la culture dans tous ses contrastes et sans occulter ses zones
d’ombres. L’histoire de l’art telle qu’il la conçoit a l’ambition
d’intégrer les plus petites choses, trop vite mises de coté par les
historiens plus conventionnels. Sans verser dans l’anecdotique, la
méthode de Warburg brasse un matériau très hétérogène : il étudie
avec une précision égale les chefs-d’œuvre de Botticelli et les poupées
de cire artisanales, les sarcophages dionysiaques et les rituels des
Indiens du Nouveau-Mexique, les fresques ferraraises et les manuels
d’astrologie, les documents notariaux et les photographies de presse.
Aussi, on ne s’étonne pas de l’ardeur qu’il consacrera très tôt à
rassembler les ouvrages les plus divers. La passion que Warburg
voue aux livres remonte à l’enfance ; en témoigne le pacte secret
que Warburg aurait contracté avec Max, son cadet, échangeant son droit
d’aînesse sur l’affaire familiale contre la promesse de lui acheter tous
les livres dont il aurait besoin (SCHÄFER, 2003 : 78-79). Dès
1900, Aby Warburg commence à parler avec Max du projet d’une
bibliothèque relative à la science de la culture (et qui porterait leur
nom). Avec l’aide financière de sa famille, ce n’est qu’à partir de
1901-1902 que l’historien de l’art collectionne les livres de manière
véritablement systématique et professionnelle. En 1911, lorsque Saxl
visite la bibliothèque pour la première fois, celle-ci réunit déjà
15.000 volumes. Elle est alors susceptible d’attirer de nouveaux
chercheurs ; certaines collections sont très fournies et
détaillées, notamment celle qui traite les questions d’astrologie.
3Comme
on le sait, le caractère véritablement inédit de la bibliothèque privée
imaginée par Warburg tient à son organisation non conventionnelle. Les
ouvrages n’y sont pas classés chronologiquement ; ils ne sont pas non
plus regroupés par noms d’auteurs. L’ordre alphabétique risquerait de
cacher les relations entre les livres et de rendre les regroupements
artificiels (FRIMAN, JANSSON, SUOMINEN, 1995 : 25). Warburg choisit
de se débarrasser des vieilles catégories de classement qui ne
correspondent pas à ses perspectives de recherche et se laisse guider
par ses intérêts du moment. Chaque chercheur, à son échelle, pourrait
expliquer ce qui l’incite à regrouper les textes sur lesquels il
travaille. Dans l’intimité de leurs bureaux, les théoriciens favorisent,
entre les ouvrages, des regroupements qui correspondent au travail du
moment, à l’argument qu’ils pensent par exemple déployer dans un
article, etc. L’originalité (ou la folie) de Warburg est d’avoir voulu
étendre ce principe subjectif à une bibliothèque entière. Une telle
ambition exigeait une incroyable dépense d’énergie, un investissement si
important qu’il nous pousse aujourd’hui à considérer la Kulturwissenschaftliche Bibliothek
de Warburg comme l’une de ses œuvres à part entière – peut-être, même,
sa réalisation scientifique la plus déterminante. Dans le projet initial
des Gesammelte Schriften, en 1932, Saxl souhaitait intégrer le
catalogue de la bibliothèque à l’œuvre de Warburg. Finalement, en 2001,
sous la direction de Karen Michels et Charlotte Schoell-Glass, le
« Journal quotidien de la Kulturwissenschaftlichen Bibliothek
Warburg » est publié (WARBURG, 2001). Toutes les notes qui y sont
réunies, écrites de la main de Fritz Saxl, de Gertrud Bing ou de Warburg
lui-même, permettent au lecteur de se faire une idée précise des
problèmes – logistiques ou scientifiques – rencontrés au quotidien dans
la gestion de la bibliothèque. Les membres de la KBW commentent
également dans ces pages les solutions proposées par d’autres
bibliothèques européennes aux problèmes de patrimoine et de disposition
des livres. Aussi, le Tagebuch constitue-t-il un outil
nécessaire pour comprendre la répartition du travail dans la
bibliothèque, les projets qui y naissaient et les relations multiples
que le Warburg-Kreis entretenait avec les intellectuels de l’époque.
4À
chaque nouvelle étape de son travail, Warburg imaginait d’autres
connexions entre les livres et cela demandait quelques réajustements.
Dans son témoignage, Saxl commente la frénésie warburgienne de
réarrangement des ouvrages : « Chaque progrès dans son système de
pensée, chaque nouvelle idée portant sur l’interrelation de faits
l’amenait à regrouper les livres correspondants. La bibliothèque
changeait en fonction de sa méthode de recherche et avec chaque
variation de ses intérêts » (SAXL, 1944 : 327). La collection de la
KBW avait beau être réduite au départ, elle n’en était pas
moins extrêmement vivante – « plastique », aurait-on envie de
dire. Ce trait caractéristique tenait à l’implication forte des
scientifiques dans le centre de recherche : comme la bibliothèque
influence la construction du savoir, les chercheurs en retour
transforment la bibliothèque. Aussi, Warburg trouve-t-il par exemple la
bibliothèque Vittorio Emanuele de Rome « répugnante » [widerliche], parce que les employés n’y cherchent rien et se contentent de leur charge administrative (WARBURG, 2001 : 387).
« La loi de bon
voisinage » est l’expression curieuse que Warburg choisit de donner au
principe établi pour sa bibliothèque. Cette loi repose sur l’idée que le
livre que l’on cherche, dans bien des cas, n’est pas le livre dont on a
réellement besoin. Par contre, grâce à l’organisation thématique des
étagères, il est probable que le livre d’à côté, bien qu’on ne puisse le
deviner à son titre, contienne « l’information vitale ». La
loi de bon voisinage repose sur un modèle horizontal plutôt que
hiérarchique : « il est plus essentiel d’accorder un livre […]
avec ses voisins que de le placer sous la catégorie la plus
adéquate » (FRIMAN, JANSSON, SUOMINEN, 1995 : 27). Le lecteur
aura donc l’impression d’un agencement construit pièce par pièce, où un
livre en convoque un autre qui s’inscrit à son tour dans le réseau de
jonctions horizontales de la bibliothèque. C’est la recherche elle-même
qui justifie l’organisation générale : suivant des motifs
personnels, le chercheur juge que tel et tel livre feront de bons
voisins. Les livres, dans leur agencement subtil, devaient servir de
guide au chercheur et exprimer « la pensée de l’espèce humaine [thought of mankind] dans ses aspects constants et changeants » (SAXL, 1944 : 327).
5La loi de bon voisinage, qui dynamisait
les rayons de la bibliothèque, avait pour effet d’emmener le chercheur
vers des pensées non-familières, vers des zones de savoir plus obscures,
au risque même de l’égarer. Assez réfractaire aux techniques modernes
utilisées à l’époque dans les autres bibliothèques, Warburg voulait tout
prendre en charge lui-même, surveillait chaque transaction, ainsi que
les commandes de livres (derrière chaque achat, une intention :
augmenter sa connaissance avec quelque chose de nouveau ou d’essentiel).
Malgré l’effort de normalisation fourni par Saxl en l’absence de
Warburg (1920-1924), il ne sera pas aussi facile de trouver un livre
précis dans cette bibliothèque que dans n’importe quelle autre obéissant
à un classement alphabétique ou numérique. C’était sans doute le prix à
payer pour une institution qui se voulait le reflet vivant de l’esprit
débridé de son concepteur. Selon Saxl, Warburg souhaitait à dessein,
pour des raisons pédagogiques, empêcher que les choses soient
techniquement trop faciles pour l’étudiant qu’il souhaitait former à ses
méthodes. Comme si l’épreuve du labyrinthe était indispensable
au progrès de la recherche. Selon sa propre expression, Warburg voulait
encourager les chercheurs à être des « aventuriers
scientifiques » [wissenschaftlichen Abentheurer] (WARBURG,
2001 : 422). À la question de savoir si la bibliothèque Warburg
est un univers chaotique ou ordonné, Friman, Jansson et Suominen
répondent, en conclusion de leur étude sur le système de
classification : « La bibliothèque de l’Institut Warburg peut
être considérée comme une réponse aux systèmes de classement stricts et
sur-rationalisés. En fait, le chaos et l’ordre semblent coopérer au sein
de la bibliothèque : l’ordre est nécessaire pour guider le lecteur
vers le point de départ de sa recherche et, à partir de là, il peut
suivre la chaîne d’associations dans laquelle le chaos a sa place »
(FRIMAN, JANSSON, SUOMINEN, 1995 : 29).
6La
création d’une université à Hambourg en 1919-1920 change la situation
de Warburg et de sa bibliothèque (riche alors de 20.000 livres).
Malheureusement, c’est à ce moment qu’il sombre dans la maladie mentale.
En parcourant l’histoire de son internement dans la clinique
psychiatrique de Kreuzlingen, on se rend vite à l’évidence : Warburg
supporte mal d’être tenu éloigné de sa bibliothèque et des décisions
quotidiennes qu’elle nécessite (BINSWANGER/WARBURG, 2007). Saxl est
devenu le directeur suppléant de la KBW et transforme
progressivement la bibliothèque privée en institution publique (avec
cycles de conférences, publications). En 1921, il reçoit dans la
bibliothèque un visiteur illustre, Ernst Cassirer, qui enseigne depuis
peu la philosophie dans la toute nouvelle université de Hambourg (qu’il
ne quittera qu’en 1933, pour s’exiler). Dès son arrivée, Cassirer avait
entendu parler de la bibliothèque qui s’était fait, à cause de sa
richesse et de son originalité, une réputation auprès des scientifiques
de la ville. La rencontre entre la pensée rigoureuse du philosophe, qui
s’apprêtait alors à écrire son ouvrage le plus célèbre, La philosophie des formes symboliques,
et l’univers de la « science sans nom » de Warburg, où les
frontières interdisciplinaires sont brouillées, produit des étincelles
(SAXL, 1944 : 331 ; FERRARI, 1986 : 91-130). Cassirer,
comme Warburg, cherche à comprendre la culture humaine dans sa
globalité, sans contourner le problème des rapports entre les différents
champs de savoir (qu’il appelle des « formes symboliques »).
Le langage, le mythe, l’art et la science sont pensés à la fois dans
leur spécificité propre (leur « modalité ») et dans leur unité
organique. Aussi, il ne pouvait qu’être intéressé par l’intrication
complexe des disciplines dans la bibliothèque. Concernant
l’interdisciplinarité requise par la théorie de la culture, deux modèles
ont dû inspirer Warburg : le Deutsche Kunsthistorische Institut de Florence et l’Institut für Kultur und Universalgeschichte de Leipzig (SCHÄFER, 2003 : 93).
7Cassirer a-t-il réellement écrit la Philosophie des formes symboliques, comme certains le pensent, « depuis » la bibliothèque Warburg ? Dans la préface au deuxième tome de la Philosophie des formes symboliques,
consacré à la pensée mythique, le philosophe affirme tout de même que
son projet était déjà très avancé au moment de son arrivée à Hambourg.
La première réaction de Cassirer, rapportée par Saxl, est plutôt une
réaction très vive de saisissement, voire d’effroi : le philosophe
aurait affirmé que cette bibliothèque était dangereuse pour lui et qu’il
devait, soit l’éviter à tout prix, soit s’y enfermer pendant des années
(SAXL, 1958 : 48). Cassirer se sent partagé entre le sentiment que
les problèmes philosophiques qui occupent le Warburg-Kreis
sont intimement connectés aux siens et l’impression d’une renversante
collection de matériaux historiques concrets, impossible à traiter selon
sa méthode synthétique. Il n’empêche, au moment d’un dernier hommage au
« Professeur Warburg », Ernst Cassirer revient sur sa
première visite comme sur une expérience aussi fascinante que
déterminante : « Je sentis et compris alors d’un seul
coup : dans ces rayons de livres qui semblaient interminables, qui
remplissaient jusqu’aux recoins les plus écartés l’ensemble de la
vieille demeure, il ne s’agissait pas d’une œuvre réalisée par la
collection patiente et appliquée d’un bibliophile ou du travail assidu
d’un simple savant. Ce cortège ininterrompu de livres me semblait comme
enveloppé par un souffle magique ; il y avait sur eux comme un
charme envoûtant » (CASSIRER, 2004 : 369).
8À
son retour de Kreuzlingen (1924), Warburg reprend les commandes : même
si sa bibliothèque remplit maintenant des fonctions publiques, il n’est
pas question pour lui qu’elle perde son caractère personnel et privé.
Sur les quatre étages, plusieurs couches de savoirs se superposaient en
une structure dont les délimitations étaient poreuses. Comment
s’agençaient entre eux les différents champs de savoir ? Voici
comment Saxl décrit la structure de la bibliothèque au début des années
20 : « Les livres étaient hébergés sur quatre étages. Le premier
commençait avec les livres consacrés aux problèmes généraux de
l’expression et à la nature des symboles. À partir de là, on était amené
à l’anthropologie et à la religion, et de la religion à la philosophie
et à l’histoire de la science. Le second étage contenait les livres sur
l’expression artistique, sa théorie et son histoire. Le troisième était
consacré au langage et à la littérature, le quatrième aux formes
sociales de la vie humaine – histoire, droit, psychologie, folklore,
etc. » (SAXL, 1944 : 334). Dans ces lignes, Saxl s’attache à un
état particulier de la bibliothèque. Mais comme tout organisme sensible,
celle-ci a connu diverses métamorphoses. Dans un article fouillé,
Salvatore Settis fait le point sur les options de classement choisies
par Warburg, puis par ses successeurs, avec le souci de préserver
l’originalité du système initial (SETTIS, 1996). Aujourd’hui encore,
alors que depuis 1933 toute la KBW a émigré à Londres (pour les
raisons politiques que l’on devine), la bibliothèque a conservé l’une
des structures que Warburg avait élaborées2. À chaque étage correspond une catégorie (Image, Langage, Orientation, Action). Ces quatre catégories regroupent plusieurs thèmes - Image :
Art pré-classique et classique (art primitif, art oriental, archéologie
classique, iconographie classique, art grec et romain) / Art
post-classique et moderne (histoire de l’art, esthétique, iconographie,
survivance de l’art ancien, etc., jusqu’à l’art contemporain) ; Langage : Langue et littérature / Transmission de la littérature classique ; Orientation : Science
(magie, sorcellerie, sciences naturelles, botanique, alchimie,
divination, cosmologie, mathématiques, etc.) / Religion / Philosophie ; Action :
Histoire culturelle (psychologie, anthropologie, droit, folklore,
technologie, opinion publique, statut des femmes, etc.) / Histoire
politique (classement par pays européens). On constate que les étages de
la bibliothèque correspondent à un certain « mouvement » de
la recherche, mouvement qui part significativement du monde de l’image pour aboutir à celui de l’action.
Comme le fait remarquer Settis, le rapprochement de l’orientation et de
l’action « met immédiatement face à face, d’un côté, l’effort de
l’homme pour s’orienter dans le monde par la construction émotive et/ou
intellectuelle de certaines images déterminées du cosmos et des
mécanismes correspondants de la connaissance, du contrôle et du
comportement ; et, de l’autre, les modèles de l’organisation
sociale et les faits de l’histoire, présentés – les uns et les autres –
comme consécutifs à cette Orientierung » (SETTIS, 1996 : 148).
9Cette structure a été maintenue par le Warburg Institute parce qu’elle correspond à ses grandes lignes de recherche : la catégorie Image conserve le matériel qui sert à l’étude de la survivance [Nachleben] des symboles et des images dans l’art européen et l’architecture ; on trouve à l’étage du Mot ce qui sert à l’étude de la persistance de motifs et de formes dans les langages et littératures occidentales, dans la section Orientation tout
ce qui concerne la transition progressive, dans la pensée occidentale,
des croyances magiques à la religion, la science et la
philosophie ; l’Action concerne l’étude de la survivance
et de la transformation des anciens motifs dans les pratiques sociales
et dans les institutions politiques. Il semble inutile d’insister
davantage ici sur l’idée que la tâche d’unifier les livres relatifs à la
Kulturwissenschaft répondait à un véritable projet théorique.
10En dépit de l’inscription gravée à l’entrée de sa bibliothèque (« Mnémosyne »),
Warburg n’avait pas une mémoire exceptionnelle des titres de livres.
Comme il le note à l’occasion d’une visite (à ses yeux décevante) du Kunsthistorisches Institut de Rome, « le fait de se souvenir [Erinnern]
est un douloureux service d’intérêt collectif » (WARBURG,
2001 : 374). Pour pallier cette difficulté, il avait pris
l’habitude de reporter chaque titre susceptible de l’intéresser sur une
fiche séparée. Toutes les fiches étaient classées dans des petites
boîtes de rangement [Notizkästen], regroupées selon le thème –
le classement de ces cartes, explique Saxl (non sans une pointe de
désarroi), obéissait à un système de plus en plus compliqué à mesure de
l’expansion de la bibliothèque. Aujourd’hui encore, les Notizkästen
sont conservées sur une étagère dans les archives de l’Institut
Warburg. Il y en avait plus de 80 lorsque Warburg s’est éteint. On
constatera surtout le caractère « marginal » des entrées choisies
par Warburg qui, pour certaines, ne se retrouveraient pas dans les
bibliographies thématiques les plus récentes. La curiosité de Warburg le
menait constamment aux frontières de sa discipline, frontières qu’il
n’avait de cesse de déplacer.
11Depuis la Dissertation
qu’il consacre en 1893 aux chefs-d’œuvre mythologiques de Botticelli,
Warburg a compris que les œuvres d’art ne doivent pas uniquement être
approchées à partir de questions formelles ou, plutôt, que la réflexion
sur les formes ne peut se mener indépendamment d’un souci
anthropologique aigu – en de nombreux endroits, il récuse l’histoire de
l’art « esthétisante ». Quand il revient sur son voyage au
Nouveau-Mexique de 1895, consacré à l’étude du « rituel du
serpent » chez les Indiens Hopis, Warburg analyse comme suit les
raisons qui l’ont poussé à quitter les chemins les plus arpentés de
l’histoire de l’art : « J’étais sincèrement dégoûté de
l’histoire de l’art esthétisante. Il me semblait que la contemplation
formelle de l’image – qui ne la considère pas comme un produit
biologiquement nécessaire entre la religion et la pratique de l’art (ce
que je ne compris que plus tard) – donnait lieu à des bavardages si
stériles qu’après mon voyage à Berlin en été 1896 je cherchai à me
convertir dans la médecine » (WARBURG, 1923 : 254). Très tôt,
Warburg prend conscience de la nécessité d’ouvrir l’histoire de l’art au
point de vue des « sciences culturelles » [Kulturwissenschaften]. Sa bibliothèque devient alors un lieu de rencontre vivante entre les disciplines.
12Le
classement très particulier que Warburg faisait de ses fiches reflète
la manière selon laquelle il concevait l’organisation générale de la
culture. On touche là à une autre caractéristique intéressante du
système de classement : aucun no man’s land n’accueille les
livres plus périphériques ou isolés, chaque titre est connecté à la
somme bibliographique totale – comme à un organisme vivant. Chaque livre
est intégré à un immense tissu. Saxl se souvient de Warburg s’activant
malgré la fatigue à trouver pour chaque nouvelle fiche la place idéale
au sein de ses fameuses boîtes de rangement (SAXL, 1944 : 329).
Comme le souligne Georges Didi-Huberman, l’exigence warburgienne
impliquait de « multiplier les points de vue, les approches, les
compétences » de la recherche sur l’image. Le « déplacement
épistémologique » favorisé par Warburg dans sa bibliothèque
transforme l’histoire de l’art traditionnelle en « anthropologie du
visuel » : « Dans cet espace rhizomatique – qui, en
1929, comprenait 65.000 volumes –, l’histoire de l’art comme discipline
académique subissait l’épreuve d’une désorientation réglée : partout où
existaient des frontières entre disciplines, la bibliothèque cherchait à
établir des liens. Mais cet espace était encore la working library
d’une “science sans nom” : bibliothèque de travail, donc, mais aussi
bibliothèque en travail » (DIDI-HUBERMAN, 2002 : 41).
13La
bibliothèque est un lieu de mémoire sans être pour autant un lieu
éteint, exclusivement tourné vers le passé. Or, le processus de la
mémoire, s’il est un modèle temporel qui convient à l’esprit warburgien,
ne se pense pas chez l’historien de l’art sur le mode d’un fonds de
formes poussiéreuses et de savoirs passés, préservés dans leur intégrité
antique. Pour Warburg, toute collection se doit d’être vivante et de
susciter des expériences. Au moment de construire un nouvel espace de
lecture pour sa bibliothèque, il exprime le souhait que les étagères de
livres soient organisées autour d’une grande « arène » – la
fameuse salle en ellipse – où le savoir serait mis en jeu. Dans son
étude sur « l’image en mouvement », Philippe-Alain Michaud
insiste sur l’investissement physique de Warburg dans son lieu de
travail et sur sa pensée expérimentale. Penser est un exercice concret,
qui nécessite une proximité avec les documents. Aussi, dans un lettre de
1925, Warburg écrit-il : « La nouveauté de ma méthode tient
en ceci que, pour rendre compte de la psychologie de la création
artistique, je rassemble des documents venus du domaine de la langue
aussi bien que des arts plastiques ou du monde du drame religieux. Pour y
parvenir, moi et mes compagnons de recherche devons avoir devant nous
les documents, i. e. les livres et les images disposés sur de
grandes tables afin que nous puissions les comparer, et ces livres et
ces images doivent être à portée de main sans difficulté et
instantanément. Aussi ai-je besoin d’une véritable arène avec
des tables afin d’avoir sous la main les livres usuels et le matériel
iconographique » (cité par : MICHAUD, 1998 : 230). Aucun
savoir ne mérite d’être conservé pour rien. La bibliothèque est une
réserve à partir de laquelle les activités de recherche se déploient
(elle est Präsenzbibliothek : une bibliothèque où l’on
consulte sur place les ouvrages). Aussi est-il nécessaire qu’elle soit
disposée « de manière à la rendre adaptée à une consultation [Handgebrauch] fréquente », comme c’est le cas, explique Warburg, de la Bibliothèque Bruno (WARBURG, 2001 : 395).
14Effectivement,
la bibliothèque de Warburg était bien plus qu’un espace de rangement et
de classement des livres. L’historien de l’art nourrissait le fantasme
d’un centre vivant de débats et de recherches. A l’initiative de Saxl,
deux publications voient le jour qui reflèteront à l’extérieur les
activités de la KBW : les Vorträge der Bibliothek Warburg et les Studien der Bibliothek Warburg. La communauté des chercheurs du Warburg-Kreis se rassemble autour d’une question qui, aujourd’hui encore, domine les investigations du Warburg Institute : la survivance de l’Antiquité [Nachleben der Antike]
à la Renaissance. Le terme même de « survivance », auquel il
faudrait rendre toute sa dimension critique, s’oppose en tous points à
l’idée d’une reprise passive du passé. L’univers formel antique n’est
jamais reproduit mécaniquement par les artistes qui le réceptionnent. En
tant qu’héritiers d’une mémoire qui a permis la « migration »
des motifs de l’Antiquité, les artistes actualisent les formes en
fonction de leurs enjeux contemporains. Souvent, donc, ils imposent un
déplacement, voire une inversion, de leur sens initial. Dans le
vocabulaire de Warburg, le moment de la réflexion (plastique et
critique) des artistes sur les formes du passé est celui du Denkraum,
de l’« espace de pensée ». On peut considérer ce concept
comme l’un des plus importants que Warburg ait forgés. Or, l’espace
de pensée – celui de la distance critique avec le passé – est au fond
le lieu d’actualisation de la mémoire. Aussi peut-on affirmer, sans
trahir le concept, que la KBW avait pour tâche principale de construire le Denkraum des disciplines attachées à l’histoire de l’art.
15Au début des années 20, dans les Vorträge der Bibliothek Warburg, Saxl décrit la bibliothèque comme un espace de questions : « Il
s’agit là d’une bibliothèque de questions, et son caractère spécifique
consiste justement en ce que son classement oblige à entrer dans les
problèmes » (SAXL, 1921 : 9-10). Warburg considérait que sa
bibliothèque devait opposer à la recherche superficielle quelques
résistances. Il était impossible de la parcourir sans être pris dans le
filet de questions tissé par l’historien hambourgeois, impossible de
rester à la surface des problèmes.
16Le thème de la survivance de l’Antiquité débouche chez Warburg sur une anthropologie qui comprend son objet – l’homme du Quattrocento
– comme un être pris dans le conflit de la raison contre les démons de
la superstition. En effet, le monde païen antique, défini depuis
Nietzsche comme contraste de forces dionysiaques et apolliniennes, ne
survit pas tel quel à la Renaissance : il est contrebalancé d’un
affranchissement important à l’égard des anciennes divinités. L’homme ne
s’oriente plus dans le monde en ne se fiant qu’à ses croyances, il
devient de plus en plus autonome face à son destin. C’est à une
dialectique complexe que se reporte Aby Warburg. Il saisit de l’homme
renaissant une image contrastée, où la raison ne sort jamais
radicalement de son combat [Kampf] avec la superstition. Même
dans le monde contemporain, l’homme court toujours le risque que la
fascination, la magie et le mythe l’emportent sur l’entendement – venant
d’un juif allemand à l’aube des années 30, ces considérations sont
d’une lucidité terrifiante. La bibliothèque de Warburg reflète
naturellement cet autre aspect de son œuvre. On l’a évoqué, la troisième
section de la bibliothèque, celle qui précède l’Action, est tout entière consacrée à l’Orientation [Orientierung] :
les ouvrages qu’elle contient portent les marques de la
« transition progressive », jamais complètement aboutie, de
l’ordre du mythe à celui de la science. Pour orienter son action,
l’homme s’est fié aussi bien au ciel étoilé qui lui prédisait son destin
qu’aux calculs que permettait la science moderne. De tout cela, la KBW garde la mémoire vive.