1S’il est difficile de proposer une définition unique et synthétique de ce qu’est un diagramme, il est en revanche aisé de s’accorder sur leur hétérogénéité aux signes langagiers. Cette différence doit être analysée lorsqu’on cherche à appréhender la manière dont les diagrammes participent au déploiement de la pensée. Les relations entre les diagrammes et ce qu’ils « diagrammatisent » ne sont pas assimilables aux relations symboliques par lesquelles les mots donnent un accès à la réalité. Si les symboles signifient, comment décrire et qualifier les effets et les caractéristiques propres aux diagrammes ? Sont-ils de simples instruments d’expression de la pensée ou faut-il leur reconnaître une part dans le raisonnement même ?

2Ces interrogations ontologiques et épistémologiques sont corrélées à des déterminations et des pratiques différentes de la philosophie. Ainsi, les diagrammes, au cœur de la sémiotique développée par Peirce, font-ils l’objet d’une analyse constante et approfondie, dans le cadre d’un pragmatisme renouvelé [1][1]Cf. J.-M. Chevalier, Introduction aux « PAP : Prolégomènes à…. La reconnaissance de leur valeur démonstrative est un enjeu de discussion en philosophie des mathématiques, entre « amis des symboles » qui n’y voient que des outils heuristiques et pédagogiques et « amis des diagrammes » qui les élèvent au rang de preuve véritable [2][2]Cf. S. Gandon et G. Longa, « Identité des mots, identité des….

3A minima, un diagramme spatialise mais il ne consiste pas dans la simple représentation spatiale d’une entité donnée dont il manifesterait les contours extérieurs. Il met bien plutôt en évidence les relations internes entre les parties ou déterminités d’un objet

[3][3]Cf. « L’essor de la diagrammatologie », entretien avec F.…. On comprend ainsi que certains symboles logiques puissent « posséder de la diagrammaticité » dans la mesure où ils sont intégrés à des écritures logiques construites pour « donner à voir » certaines propriétés d’objets logiques correspondants [4][4]Cf. A. Moktefi, « L’élimination diagrammatique ».. La dissymétrie apparente du signe logique d’implication en est un exemple.

4Pour approcher avec plus de précision l’opérativité et la fécondité des diagrammes, il faut les inscrire dans une ou plutôt des histoires : histoire de la logique, des mathématiques, histoire de l’écriture dans ses diverses modalités y compris techniques, histoire de la constitution d’une sémiotique, etc.

5Ainsi, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, les diagrammes d’Euler ont-ils permis d’exposer avec simplicité les raisonnements syllogistiques connus de longue date, de telle sorte que « tout saute d’abord aux yeux » [5][5]L. Euler, Lettres à une Princesse d’Allemagne, cité par A.… et qu’on accède à une saisie non seulement sensible ou perceptive, mais proprement intellectuelle.

Faudrait-il alors parler d’intuition et considérer que la « connaissance aveugle » que Leibniz associait à l’usage de symboles se trouve en quelque façon dépassée ? Le choix de représenter une classe d’objets par un cercle, permet effectivement d’exprimer les relations logiques entre classes grâce à des relations topologiques entre cercles – inclusion d’un cercle dans un autre, extériorité d’un cercle à un autre. La pertinence et l’effectivité du diagramme procèdent ici d’un isomorphisme entre logique et géométrie grâce auquel la représentation des deux prémisses permet de « voir » directement la conclusion du syllogisme.

6Un diagramme n’est pas une simple figure destinée à rendre visible, il n’est même pas essentiellement visuel : il relève davantage d’une « lecture » de relations rationnelles qu’il présente et à laquelle il invite l’esprit ; on n’accède à ces relations que par une modalité déterminée d’abstraction représentative.

Ainsi, deux cercles dont l’un est inclus dans l’autre ne constituent pas en eux-mêmes le diagramme des prémisses d’un syllogisme. La notion de free ride – trajet gratuit – utilisée par certains philosophes pour concevoir le modus operandi des diagrammes suggère que ceux-ci permettent à la pensée de passer directement des prémisses à la conclusion [6][6]Cf. A. Moktefi, « L’élimination diagrammatique », p. 20 et…. Reste toutefois à élucider les conditions de ce « passage direct » et à s’intéresser aux relations entre diagramme et raisonnement, à la fonction des diagrammes dans les raisonnements. On comprend que la difficulté ne concerne pas seulement le diagramme, mais le raisonnement lui-même, que la distinction du discursif et de l’intuitif ne suffit plus à caractériser.

7En mathématiques, les diagrammes peuvent être une part du raisonnement lui-même. Les éditions successives des Éléments d’Euclide offrent un angle d’approche éclairant quant à cette participation : on perçoit un véritable hiatus entre des manuscrits médiévaux dans lesquels les dessins associés aux démonstrations ne sont que des figures sans véritable articulation avec la progression démonstrative et des éditions plus tardives dans lesquelles des diagrammes donnent accès à la règle de construction d’une figure géométrique, par exemple la construction d’un pentadécagone à la règle et au compas [7][7]Cf. S. Gandon et G. Longa, « Identité des mots, identité des…. Le diagramme est alors en lui-même un processus de raisonnement qui aboutit – dans ce cas particulier – à la possibilité de délimiter et dessiner avec rigueur le côté d’un polygone à quinze côtés puis le polygone dans son entier.

8L’élaboration du nouveau pragmatisme auquel Peirce se consacre, s’inscrit dans une reprise critique de la notion de schème développée par Kant dans la Critique de la raison pure. Le schématisme est jugé inutile car la scission de la sensibilité et de l’entendement est artificielle. Les diagrammes occupent la place de la schématisation, à distance de toute séparation de la sensibilité et de l’entendement. Un diagramme est un « espace à la fois perceptif et imaginaire, concret et mental, où s’opèrent et s’observent les mouvements de la pensée » [8][8]Cf. J.-M. Chevalier, Introduction aux « PAP : Prolégomènes à…. Cela justifie l’extension maximale reconnue aux diagrammes, ces « opérateurs de la pensée nécessaire ». « Tout raisonnement nécessaire est diagrammatique » écrit Peirce au début des Prolégomènes à une apologie du pragmatisme avant de préciser qu’un diagramme est conçu pour « représenter et rendre intelligible la forme d’une relation ». Les diagrammes ne peuvent donc représenter que la classe des relations qui « sont intelligibles » [9][9]Cf. C. S. Peirce, « PAP : Prolégomènes à une apologie du….

9La question de l’élaboration à la fois rationnelle et perceptive des diagrammes est donc posée. En géométrie, le diagramme prend forme en même temps que le raisonnement qui vise à résoudre un problème déterminé.

10Dans d’autres domaines, l’arbre, parce qu’il dispose d’une organisation topologique associant unité, ordre et organicité, offre de multiples manières de « rendre intelligibles » des connaissances, des relations généalogiques, phylogénétiques, etc., ce dont témoignent l’abondance et la variété des usages des diagrammes arborescents [10][10]Cf. L. Dahan-Gaida, « Métamorphoses de l’arbre : du schème au…. L’arbre de Porphyre a ainsi eu pour ambition de présenter par une série de dichotomies successives la hiérarchie ontologique des êtres à partir d’un principe unique. Ce diagramme mobilise des catégories logiques mais il entend aussi être conforme à la réalité et être en mesure de l’appréhender rationnellement.

11C’est aussi par une arborescence désignée comme « l’arbre de vie » que Darwin donne un aperçu synoptique de sa théorie de l’origine des espèces et de l’hypothèse d’une parenté commune de tous les vivants, de toutes les espèces actuelles ou non [11][11]Ibid. p. 38.. Le naturaliste n’a cessé de corriger et améliorer ce qu’il qualifiait d’« étrange diagramme » dans lequel les lignes, continues ou pointillées, les angles plus ou moins aigus des embranchements, ont vocation à faire comprendre non seulement l’unité d’ensemble des espèces représentées, mais les échelles de temps aussi bien que les conséquences à long terme des petites variations initiales.

12Dans son ouvrage Les coraux de Darwin, l’historien de l’art Horst Bredekamp s’interroge sur le modèle sous-jacent à ce diagramme arborescent et argumente en faveur de la structure du corail plutôt que celle de l’arbre stricto sensu – quoique Darwin maintienne la dénomination tree of life. Le corail aurait notamment l’avantage de mieux représenter la différence et la continuité entre les espèces mortes et les vivantes. Cette discussion autour de l’arbre ou du corail permet de souligner l’importance de la lecture d’un diagramme. Lire un diagramme ne consiste pas à se tenir en face d’une figure dont la compréhension serait univoque et figée mais à prendre part à une certaine opération de l’esprit ouverte à d’éventuels prolongements et bifurcations.

13Réflexion qui peut se poursuivre lorsqu’on aborde le diagramme du point de vue d’une histoire de l’écriture envisagée comme cette technologie qui donne forme à notre rapport à la pensée et au monde. Il est intéressant dans ce contexte de distinguer l’écriture alphabétique et l’écriture numérique de l’écriture proprement diagrammatique : un diagramme est une inscription matérielle dotée d’un sens qui conserve des traces non verbales [12][12]Cf. F. Ferri, « Comment et pourquoi le diagrammatique…. De même qu’il y a une rectitude de l’écriture alphabétique dont l’orthographe est le canon et une exactitude de l’écriture numérique, l’hypothèse d’un caractère « orthotétique » du diagramme est concevable, qui consiste dans son « expressivité opératoire ». Le diagramme schématise une syntaxe opératoire dont il permet l’exécution. L’objectif du design d’information est justement de « rendre lisible et visible un contenu de connaissance opératoire » irréductible à une opération de calcul comme à un savoir véhiculé par des énoncés linguistiques [13][13]Cf. F. Ferri, « Comment et pourquoi le diagrammatique….

14La différenciation entre les diagrammes et les mots ou symboles utilisés dans le langage soulève toutefois d’autres questions complexes qui touchent à leur identité [14][14]Cf. S. Gandon et G. Longa, « Identité des mots, identité des…. Qu’est-ce qui confère au symbole et au diagramme leurs identités respectives ? La distinction type et token mobilisée en philosophie du langage pour penser l’identité d’un mot ou d’un symbole est-elle transposable au diagramme ? Plusieurs tracés de la lettre « A » sont possibles, majuscule ou minuscule, italique ou romain ; ils sont pourtant tous considérés comme des exemplaires d’un même symbole « A ». La question est d’emblée beaucoup plus complexe pour les diagrammes dont les modalités d’individualisation sont, au moins au premier abord, différentes de celles des symboles.

15Les enjeux de cette discussion théorique sont plus vastes que la seule application aux diagrammes de la distinction type/token car cette distinction elle-même, qui s’adosse à une conception orthographique des mots, fait l’objet d’interrogations. L’étude des diagrammes, qui sont par nature ambivalents et susceptibles de plusieurs lectures, y compris fallacieuse – un diagramme peut dans certains cas induire en erreur – incite paradoxalement à une remise en cause du modèle orthographique et à une autre conception du rapport de la généralité et de l’individualité. Dans tout diagramme, il y a de nombreuses caractéristiques accidentelles – l’épaisseur d’un trait, la couleur de l’encre, la forme particulière d’un triangle, etc. – qui ne sont pas pertinentes pour le raisonnement et dont il faut « ne pas tenir compte » [15][15]Cf. « L’essor de la diagrammatologie », entretien avec F.… sous peine de commettre des erreurs. Les diagrammes possèdent un degré de généralité qui leur confère justement la capacité à tirer des conclusions générales, à être partie prenante d’un raisonnement déductif. Leur fécondité est toutefois tributaire de leur nécessaire « imperfection » : il n’existe pas de diagramme parfaitement général et la présence d’éléments accidentels est indissolublement occasion d’erreur et d’invention possibles.

Notes

  • [1]
    Cf. J.-M. Chevalier, Introduction aux « PAP : Prolégomènes à une apologie du pragmatisme ? ».
  • [2]
    Cf. S. Gandon et G. Longa, « Identité des mots, identité des diagrammes : une approche kaplanienne ? ».
  • [3]
    Cf. « L’essor de la diagrammatologie », entretien avec F. Stjernfelt, p. 94.
  • [4]
    Cf. A. Moktefi, « L’élimination diagrammatique ».
  • [5]
    L. Euler, Lettres à une Princesse d’Allemagne, cité par A. Moktefi, p. 14
  • [6]
    Cf. A. Moktefi, « L’élimination diagrammatique », p. 20 et « L’essor de la diagrammatologie », entretien avec F. Stjernfelt, p. 94
  • [7]
    Cf. S. Gandon et G. Longa, « Identité des mots, identité des diagrammes : une approche kaplanienne ? », p. 75-79.
  • [8]
    Cf. J.-M. Chevalier, Introduction aux « PAP : Prolégomènes à une apologie du pragmatisme », p. 82.
  • [9]
    Cf. C. S. Peirce, « PAP : Prolégomènes à une apologie du pragmatisme », 1er extrait, p. 87.
  • [10]
    Cf. L. Dahan-Gaida, « Métamorphoses de l’arbre : du schème au diagramme et du corail au rhizome », p. 23-26.
  • [11]
    Ibid. p. 38.
  • [12]
    Cf. F. Ferri, « Comment et pourquoi le diagrammatique transforme-t-il l’histoire de l’écriture ? », p. 55.
  • [13]
    Cf. F. Ferri, « Comment et pourquoi le diagrammatique transforme-t-il l’histoire de l’écriture ? », p. 59.
  • [14]
    Cf. S. Gandon et G. Longa, « Identité des mots, identité des diagrammes : une approche kaplanienne ? », p. 75-79.
  • [15]
    Cf. « L’essor de la diagrammatologie », entretien avec F. Stjernfelt, p. 95.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2021
https://doi.org/10.3917/caph1.163.0007
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