- 1 Cf. OMS (2005), « Lignes directrices OMS relatives à la qualité de l’air – mise à jour mondiale 200 (...)
- 2 Le capteur a sa propre page web, maintenue par l’association et qui diffuse des mesures mises à jou (...)
1La
scène se déroule dans un quartier résidentiel de Calexico, petite ville
de Californie située le long de la frontière mexicaine. Nous sommes à
l’automne 2018, et le jour ne s’est pas encore levé. Sur le toit de
l’une des maisons se trouve un boîtier en plastique. Il s’agit d’un
« capteur de qualité de l’air », c’est-à-dire un assemblage de
composants électroniques reliés à Internet qui mesurent en temps réel
la concentration de particules et de certaines substances dans l’air. À
la différence des capteurs installés par les autorités officielles,
celui-ci a été mis en place par une association locale qui lutte contre
les pollutions causées par le trafic routier et les exploitations
agricoles de la région. À 3 h 55, ce capteur mesure que la
concentration de particules fines (inférieures à 10 micromètres)
est de 244 microgrammes par mètre cube d’air. Ce niveau est très
élevé : l’Organisation Mondiale de la Santé recommande de ne pas
dépasser le seuil de 50 microgrammes plus de trois jours par an1. Via une alerte qui leur arrive sur leur messagerie électronique2,
les habitants du quartier peuvent alors lire cette mise en garde :
« La qualité de l’air à cet endroit est actuellement mauvaise pour
la santé. Évitez toute activité physique à l’extérieur. »
2Une
telle pratique s’inscrit dans la lignée de la « science
citoyenne » (Irwin, 1995). Des « profanes » (selon la
traduction consacrée de lay people) effectuent leurs propres
mesures afin de rendre visibles les préjudices environnementaux ou
sanitaires qu’ils subissent. Dans le domaine de la qualité de l’air,
voici plusieurs décennies que des activistes prélèvent des échantillons
d’air ambiant qu’ils font analyser par des laboratoires (Ottinger,
2010). Mais la pratique dont il est question ici se distingue en ce
qu’elle s’appuie sur l’essor des capteurs numériques, qui sont associés à
un « changement de paradigme » dans le domaine de la science
environnementale (Snyder et al., 2013 ; Kumar et al.,
2015). Parce qu’ils sont peu coûteux et n’exigeraient pas de
compétences expertes, ces dispositifs permettraient d’abord à un grand
nombre d’individus de produire leurs propres données en temps réel, sans
qu’ils aient besoin de l’appui de scientifiques ou de laboratoires. En
deuxième lieu, ces dispositifs de mesure ont pour particularité
d’étendre dans l’espace et le temps la mise en équivalence, par des
chiffres, de la qualité de l’environnement. Les capteurs fournissent en
effet des mesures au niveau d’une rue ou d’un quartier, c’est-à-dire à
une échelle qui échappait jusqu’alors aux institutions de surveillance.
En troisième lieu, ces capteurs s’intègrent dans des infrastructures
numériques (serveurs informatiques, applications mobiles, sites web) qui
facilitent la circulation, le traitement et la mise en forme des
données citoyennes.
- 3 Voir par exemple la présentation de Ron Williams (2019), de l’U.S. Environment Protection Agency, d (...)
- 4 Une évaluation récente conduite par le ministère de la Transition écologique concluait qu’aucun mic (...)
3Dès
lors que les capteurs numériques deviennent des objets du débat public,
à quoi tient leur crédibilité ? Pour la plupart des habitants de
Calexico que nous évoquions en ouverture de l’article, elle est sans
doute forte. Le taux d’hospitalisation des enfants pour cause d’asthme y
est le plus élevé de Californie, et de nombreux habitants sont touchés
par des affections respiratoires et maladies cardiovasculaires. S’ils ne
peuvent ni voir ni sentir par eux-mêmes les particules fines en
suspension dans l’air, cette mesure vient confirmer leurs soupçons. Mais
pour les acteurs qui se trouvent à distance de ce quartier –
scientifiques, organismes officiels, responsables publics ou
tribunaux –, une telle mesure paraît bien plus fragile. Ces
capteurs numériques produisent en effet des mesures selon des procédés
et des standards qui n’ont rien à voir avec ceux sur lesquels s’appuient
les stations officielles – ces dernières mobilisant non seulement des
équipements plus lourds et plus coûteux, mais aussi un ensemble de
procédés métrologiques garantis par le droit et par des professionnels
(Charvolin et al., 2015). Les capteurs de qualité de l’air
sont en outre produits dans des conditions obscures, et répondent à un
cahier des charges qui est très éloigné des exigences métrologiques
propres aux institutions de surveillance (Lewis & Edwards, 2016).
Aussi bien aux États-Unis3 qu’en France4, les autorités de surveillance de la qualité de l’air ont émis de profondes réserves à l’égard de ces dispositifs de mesure.
4L’objectif
de cet article est d’identifier à quelles conditions les autorités
réglementaires – qui sont les seules habilitées à pouvoir dire ce
qu’il en est réellement de la pollution de l’air, pour ensuite
en désigner les victimes et les responsables – sont susceptibles de
prendre au sérieux ces mesures citoyennes. En explorant les fondements
de la crédibilité de mesures produites par des militants ou des citoyens
concernés, nous espérons contribuer à mieux comprendre comment les
mesures citoyennes de l’environnement parviennent à
s’institutionnaliser, au sens où elles deviennent une composante à part
entière de la surveillance de la qualité de l’air.
5En
dépit de l’intérêt croissant pour les capteurs environnementaux
(Gabrys, 2019) et les pratiques d’« activisme par les
données » (Milan & Van der Velden, 2016 ;
Plantin, 2015 ; Parasie, 2013), peu de chercheurs en sciences
sociales se sont encore intéressés à la crédibilité des données
produites par les citoyens (Gabrys et al., 2018 ; Pritchard et al.,
2018). La question plus générale de la crédibilité des données
scientifiques a pourtant été au cœur des préoccupations de la sociologie
des sciences et des techniques. Ces travaux ont montré que la
crédibilité de ces données n’était jamais réductible à leur validité
interne, mais qu’elle devait être gagnée auprès d’un ensemble d’acteurs
au sein d’une communauté scientifique et au-delà (Pestre, 1995). Une
partie des recherches ont insisté sur l’importance des pratiques de
calibration et de construction des procédures de validation des données
(Gooding, Pinch, & Schaffer, 1989). Mais surtout, d’autres travaux
ont insisté sur la dimension relationnelle de la crédibilité. Steven
Shapin (1995) explique ainsi que la crédibilité d’un énoncé scientifique
ou d’une mesure ne prend sens que dans un réseau de relations données.
Si bien qu’il est impossible d’identifier les ressorts de la crédibilité
générale d’une mesure scientifique : on ne peut expliquer que
pourquoi telle mesure devient crédible aux yeux de tels acteurs. Une
telle explication, ajoute-t-il, engage des niveaux très différents de la
réalité sociale (procédures, pratiques scientifiques, statut des
chercheurs, ordre normatif plus général, etc.).
- 5 L’étude d’Ottinger (2010) documente cette tension à partir du cas d’une mobilisation d’habitants af (...)
6S’ils
permettent d’envisager la crédibilité des données de façon
sociologique, ces travaux n’expliquent pas comment celle-ci se forme
dans des relations antagonistes ou potentiellement conflictuelles –
comme ici entre les citoyens et les autorités de surveillance. En effet,
comme le montre la littérature sur la science citoyenne, les premiers
s’engagent dans la production de données pour rendre visibles des
atteintes environnementales et sanitaires qui échappent à la
surveillance officielle (Irwin, 1995 ; Frickel et al.,
2010). L’intention est donc critique, en ce sens qu’elle vise, sinon
toujours à contester les mesures officielles, au moins à compléter
celles-ci par des mesures qui saisiraient davantage l’air réellement
respiré par les habitants. Mais d’un autre côté, ces mobilisations sont
dans l’obligation de s’aligner sur les standards officiels, afin que
leurs mesures soient prises au sérieux par les autorités. Or un tel
alignement est problématique, à la fois parce que les organisations
militantes ne disposent souvent pas des ressources nécessaires au
respect des standards officiels (Hess 2016) et parce que cet alignement
implique de s’éloigner de ce que les habitants veulent mesurer
– par exemple des pics de pollution, et non des niveaux moyens de
pollution5 (Ottinger, 2010 ; Gabrys et al.,
2018). Si nous voulons rendre compte du processus par lequel des
mesures citoyennes produites au moyen de capteurs numériques deviennent
crédibles pour les autorités, nous devons donc saisir de quelle manière
les acteurs parviennent à réduire cette tension entre critique et alignement.
- 6 Ces militants occupent des positions de direction au sein des trois associations : le West Oakland (...)
- 7 Au niveau de l’EPA de Californie, nous avons interrogé le responsable en charge du contrôle de la q (...)
7Nous
avons enquêté sur des associations californiennes, qui présentent la
particularité d’avoir déployé des capteurs dont les mesures sont
aujourd’hui en partie reconnues par l’Environmental Protection Agency de Californie
(Cal EPA) – l’autorité en charge de la surveillance de la qualité
de l’air. La Californie offre un excellent cas d’étude tant cet État se
situe à l’avant-garde à la fois dans le domaine des technologies
numériques et en matière de régulation environnementale. Nous avons
rencontré et interrogé dix militants engagés dans trois projets de
mesure citoyenne de la qualité de l’air6,
à West Oakland (grande ville située en face de San Francisco), San
Ysidro (quartier au sud de San Diego, situé le long de la frontière
mexicaine) et Imperial (ville agricole située à 200 km de San
Diego, tout près du Mexique). Nous avons également interrogé deux
épidémiologistes engagés dans ces projets, et cinq responsables de la
surveillance de la qualité de l’air au niveau de l’État de Californie
(Cal EPA) et au niveau local7.
Si nous avons choisi d’étudier ces mobilisations, c’est d’abord parce
que chacune d’elles implique le déploiement d’un réseau de capteurs pour
lutter contre des pollutions locales, qui proviennent d’un port
industriel (West Oakland), d’une frontière par laquelle transitent plus
de 100 000 véhicules chaque jour (San Ysidro), et d’exploitations
agricoles (Imperial). Mais c’est surtout parce que deux de ces
mobilisations sont parvenues à faire reconnaître leurs mesures par les
autorités californiennes, au point que celles-ci sont aujourd’hui
partiellement intégrées aux canaux officiels d’information sur la
qualité de l’air.
8L’argument
que nous défendons ici, c’est que la crédibilité des mesures produites
par les capteurs citoyens du point de vue des autorités dépend a minima
des deux conditions suivantes : (1) que les instances
scientifiques et réglementaires en viennent à considérer les capteurs
citoyens comme des dispositifs de connaissance et de gouvernement ;
(2) que militants, scientifiques et régulateurs s’engagent dans la
mise en place d’une infrastructure partagée qui soit susceptible de
réduire les tensions entre les différents acteurs engagés.
9Dans
une première partie, nous montrons que les capteurs de qualité de l’air
apparaissent, pour les mobilisations étudiées, comme des dispositifs
ajustés à leur critique de la régulation officielle, mais que la
crédibilité des mesures qu’ils produisent est très problématique pour
les instances scientifiques et réglementaires. Dans une deuxième partie,
nous identifions les dynamiques à la fois politiques, juridiques et
cognitives qui ont conduit les autorités de Californie à considérer les
capteurs citoyens comme des instruments de connaissance et de
gouvernement. Enfin, dans la troisième partie, nous montrons de quelle
façon l’ensemble des acteurs engagés ont intégré dans l’infrastructure
de mesure un ensemble de compromis permettant de réduire les tensions
entre citoyens et autorités.
10Pour
les trois mobilisations que nous avons étudiées, le déploiement d’un
réseau de capteurs numériques permet de critiquer la façon dont les
autorités nationales et locales surveillent la pollution de l’air. Cela
s’inscrit dans une tendance de certaines mobilisations contemporaines,
qui investissent dans la production et le traitement de données pour
construire leur cause, enrôler d’autres acteurs ou solliciter
l’intervention des pouvoirs publics (Parasie, 2013), notamment dans le
domaine environnemental (Gabrys et al., 2018 ;
Osadtchy, 2016 ; Plantin, 2015). Pour les associations que nous
étudions ici, il s’agit de combler les « trous » de la
surveillance officielle de la qualité de l’air, en produisant des
mesures à une échelle beaucoup plus locale. L’objectif étant ainsi de
mesurer des pollutions qui échappent aux autorités de surveillance. Nous
allons voir que ce projet, qui bénéficie du soutien des autorités
scientifiques et réglementaires de Californie, se heurte à des obstacles
importants qui fragilisent la crédibilité de ces mesures citoyennes
auprès des autorités.
11Au
moment de l’enquête en mai 2017, les trois associations avaient
déployé ou étaient en train de déployer des réseaux locaux de capteurs
reposant sur des technologies similaires. Comme on le voit sur la photo
ci-dessous prise à San Ysidro (figure 1), un « capteur
citoyen » prend la forme d’un boîtier en plastique disposé sur le
toit d’un bâtiment (le plus souvent un local associatif, une école ou
une habitation privée). Relié au réseau électrique, ce boîtier renferme
un ensemble de composants électroniques, qui mesurent la concentration
de particules fines dans l’air et, selon les cas, les concentrations
d’ozone, de protoxyde d’azote, de dioxyde d’azote et de carbone dans
l’air. La présence d’un modem permet d’envoyer les mesures en flux
continu, par l’intermédiaire du réseau cellulaire. Stockées sur des
serveurs informatiques, les données sont ensuite recalculées pour
alimenter des applications web, sous la forme d’indices de pollution et
de cartes interactives (cf. figure 2).
12L’intérêt
pour les capteurs est bien sûr lié à ce que les responsables de ces
associations présentent comme des pollutions à la fois massives et
sous-estimées par les autorités. Celles-ci proviennent d’un port
industriel en extension (West Oakland), d’exploitations agricoles
(Imperial) et d’un nouveau port d’entrée entre les États-Unis et le
Mexique, par lequel transitent plus de 100 000 véhicules chaque
jour (San Ysidro). Dans ces trois territoires réside une population
défavorisée d’un point de vue socio-économique et qui est
majoritairement composée de personnes issues des minorités –
afro-américaine pour West Oakland, d’origine mexicaine à San Ysidro et
Imperial.
Figure 1. Un « capteur citoyen » de qualité de l’air à San Ysidro (juin 2017)
Photo prise par les auteurs sur le toit des locaux de l’association Casa Familiar, à San Ysidro. En compagnie de David Flores, le responsable de l’association.
Source : photo de Sylvain Parasie et François Dedieu.
13Pour
autant, l’intérêt pour les « capteurs citoyens » ne procède
pas des seuls activistes locaux. À Imperial et San Ysidro, il est
étroitement lié à l’intervention d’épidémiologistes et au soutien des
institutions californiennes – en particulier du California
Department of Public Health (CDPH) et de l’EPA de Californie. Au point
que le déploiement des capteurs apparaît comme le résultat d’une
co-construction entre activistes locaux et autorités scientifiques et
réglementaires.
14Fondés en 1973 et en 1987, le Comite Civico del Valle (Imperial) et Casa Familiar
(San Ysidro) luttent d’abord pour la promotion de l’identité culturelle
des résidents d’origine mexicaine, l’accès à la citoyenneté américaine
et l’amélioration de leur situation économique et sanitaire. C’est
seulement au cours des années 2000 que les deux associations commencent à
s’intéresser à la qualité de l’air. En 2003, les responsables du Comite Civico del Valle s’inquiètent de la prévalence des asthmes parmi les résidents d’Imperial et se mettent à collaborer avec des épidémiologistes.
- 8 Au moment de l’enquête, les deux mobilisations ont mis en place un réseau de capteurs (40 à Imperia (...)
15La mise en place d’un réseau de « capteurs citoyens » à Imperial et San Ysidro8
est le résultat d’un partenariat noué avec des épidémiologistes et
l’EPA de Californie. Tout commence en 2013, quand Paul English,
épidémiologiste au California Department of Public Health et spécialiste de science participative, dépose un projet de recherche avec Luis Olmedo, qui est à la tête du Comite Civico del Valle
à Imperial. Les deux hommes se connaissent depuis près de dix ans, et
ont déjà collaboré dans le cadre d’une recherche sur l’asthme des jeunes
enfants de la région. Ils obtiennent une bourse du National Institute of Environmental Health Science
pour mettre en place un réseau de capteurs. C’est Paul English qui
mobilise ensuite des chercheurs de l’Université de Washington pour
mettre en place l’infrastructure de mesure et procéder à la vérification
des données. Dans les années suivantes, des responsables de l’EPA de
Californie prêtent attention au projet d’Imperial. En 2015, ils décident
de financer un projet similaire en collaboration avec les activistes de
San Ysidro, qui implique également l’équipe de l’Université de
Washington.
- 9 M. Gordon est une ancienne conseillère scolaire, tandis que B. Beveridge est un réalisateur de film (...)
- 10 Instrument électronique qui mesure la concentration de particules en suspension dans l’air ambiant. (...)
16Pour
l’association basée à West Oakland, l’intérêt pour la mesure de la
qualité de l’air est plus ancien et davantage endogène – même si la
collaboration avec des scientifiques joue aussi un rôle important.
Fondé en 2002 par deux habitants indignés devant le nombre de résidents
asthmatiques9, le West Oakland Environmental Indicators Project
lutte contre les atteintes environnementales causées par l’activité
portuaire et le transport routier, en privilégiant l’élaboration
d’indicateurs et la production de mesures. Au moment de l’enquête, cela
fait donc une quinzaine d’années que ces activistes expérimentent, avec
le soutien de plusieurs universitaires, une variété de dispositifs afin
de quantifier la pollution de l’air subie par les résidents (comptage
manuel du trafic de camions ; utilisation d’un aethalomètre10 pour mesurer la pollution intérieure ; mesure de la pollution au moyen de sacs à dos équipés de capteurs).
17Le
déploiement des « capteurs citoyens » est donc l’objet d’une
co-construction entre activistes locaux et acteurs extérieurs
(épidémiologistes et autorités californiennes). Sans cet appui à la fois
cognitif, matériel et financier, il est probable qu’aucune mesure
citoyenne systématique de la qualité de l’air n’aurait pu être produite à
Impérial et San Ysidro. En dépit de leur caractère co-construit, nous
emploierons les termes « capteur citoyen » et « données
citoyennes » à la fois parce que ce sont les termes employés par
les acteurs et pour mettre en valeur le fait que ce sont les activistes
locaux qui sont propriétaires de l’infrastructure et assurent une grande
partie de sa maintenance.
18Les
dirigeants des trois associations partagent une même critique du
système de surveillance de la qualité de l’air qui a été mis en place à
partir des années 1960. En Californie, la régulation officielle
s’organise en trois niveaux différents. Au niveau fédéral, le Clean Air Act
définit des seuils limites de pollution, pour plusieurs substances, qui
affecte en moyenne une région donnée sur la longue période. La loi
fédérale impose également la mise en place de stations de mesure
répondant à des standards précis. Au niveau de l’État, l’EPA de
Californie établit en outre ses propres standards de qualité de l’air,
qui sont supérieurs aux exigences nationales, et prend en charge la
maintenance des stations officielles. Il existe enfin un troisième
niveau de régulation, à l’échelle des 37 districts locaux de
Californie, qui possèdent leurs propres stations de surveillance et ont
la charge de contrôler les industries et d’attribuer des permis à
polluer. Si les autorités locales dépassent trop fréquemment les seuils
de pollution, l’EPA a la possibilité de les contraindre à mettre en
place des actions de réduction de la pollution. Au total, ce sont près
de 250 stations officielles qui sont réparties à travers la
Californie (soit une tous les 2 km² environ).
19Les
activistes se rejoignent pour affirmer que les autorités officielles
sont incapables de saisir les niveaux de pollution de l’air auxquels les
habitants sont réellement confrontés. Leur critique porte ici sur le
principe même de la régulation officielle, qui ne vise pas à saisir des
endroits où la pollution est la plus forte, mais à vérifier que la
pollution moyenne dans une région ne dépasse pas les seuils fixés par la
loi. Les activistes jugent plus important d’identifier les endroits où
la pollution est forte :
Les agences de surveillance
définissent des standards pour réguler la qualité de l’air. Cela
signifie qu’ils s’appuient sur un réseau étendu de stations de
surveillance, qui sont disposées tous les deux kilomètres, afin de
déterminer quelle est la qualité de l’air dans la région. Nous avons
toujours pensé que mesurer et surveiller l’air de cette façon n’apporte
rien aux gens qui vivent à côté d’une centrale électrique, d’un port ou
d’une autoroute, parce que ces endroits sont les sources de pollution.
[Les régulateurs devraient] surveiller les sources [de pollution] et
contrôler le nettoyage de la source du problème. (Brian Beveridge, West
Oakland)
20Dans le même ordre d’idées, le responsable de Casa Familiar
à San Ysidro affirme que les mesures officielles de la qualité de
l’air sont irréalistes, parce qu’elles reposent sur un petit nombre de
stations à partir desquelles on infère des niveaux moyens de pollution
sur l’ensemble du territoire. Si bien, nous explique-t-il, que le site
officiel de l’EPA de Californie en vient à diffuser des mesures
fantaisistes :
[Montrant la carte de la
qualité de l’air produite par l’EPA de Californie] Vous voyez que le
comté de San Diego apparaît en vert. Et le comté d’Imperial, qui est
juste à côté, apparaît en orange. Mais c’est absurde, non ? Il n’y a
aucune frontière naturelle entre les deux comtés. L’espace est ouvert.
Donc, la ligne verticale correspond à la frontière entre les deux
comtés. Comment peut-on passer de l’orange au vert ? C’est
impossible ! (David Flores, San Ysidro)
- 11 Le district d’Imperial reconnaît que les mesures de la qualité de l’air ne correspondent pas aux se (...)
21Les
dirigeants des trois associations sont tous très critiques de la façon
dont les autorités locales agissent pour réduire les sources de
pollution. Ils les accusent de ne pas être impartiales vis-à-vis des
industriels locaux qui sont souvent les principales sources de
pollution. Le soutien de la part de l’EPA de Californie dont deux
d’entre elles bénéficient n’est pas ici contradictoire, celle-ci étant
souvent très critique de la façon dont les autorités locales appliquent
la législation sur la qualité de l’air. À Imperial par exemple, Luis
Olmedo soupçonne le district de manipuler les mesures et lui reproche de
défendre systématiquement les grands propriétaires terriens du comté,
en prétendant que les niveaux importants de pollution ne s’expliquent
pas par l’activité agricole locale, mais par les activités polluantes de
l’autre côté de la frontière mexicaine11.
En installant un réseau de capteurs et en s’assurant de sa robustesse
scientifique, il s’agit de contraindre les autorités locales à
agir :
Nous avons énormément investi
pour nous assurer que notre science est bonne et rigoureuse. [...] Notre
approche est très ciblée, parce que le gouvernement est très fort pour
échapper à ses responsabilités. Notre objectif est de le contraindre à
assumer ses responsabilités. (Luis Olmedo, Comite Civico del Valle, Imperial)
22À
Imperial, cela se traduit par l’envoi de courriers d’habitants au
District, qui est sommé de se justifier dès lors que ses capteurs ne
mesurent pas les épisodes de pollution identifiés par les capteurs
citoyens. À moyen terme, les militants envisagent d’attaquer en justice
des entreprises ou la municipalité sur la base de leurs mesures de
pollution. Ce que souhaite Brian Beveridge, à la tête du projet de West
Oakland :
Si quelqu’un pouvait dire
« c’est parce que vous vivez à cet endroit que vous souffrez d’un
cancer du poumon », alors vous pourrez attaquer en justice le
fabricant de carburant, l’entreprise de camionnage ou le service
d’urbanisme qui a refusé de faire quoi que ce soit au sujet du trafic.
La ville a le pouvoir de modifier l’exposition, elle peut changer le
zonage, elle peut dire : « Vous ne pouvez plus construire ces
choses à côté des logements. » (Brian Beveridge, West Oakland)
23Le
déploiement d’un réseau de capteurs sert donc ici un projet critique,
au sens où il vise à corriger les défaillances du contrôle officiel.
Comme nous le verrons plus loin, une partie des responsables de la
surveillance officielle de la qualité de l’air en Californie partage
cette idée – ce qui les conduit à vouloir aider certaines de ces
associations.
24La
crédibilité des mesures est un objectif majeur de ces associations, qui
veulent être prises au sérieux par les autorités. Celles-ci reprennent
d’ailleurs l’indice de l’EPA, le « Air Quality Index », qui
agrège les différentes mesures de polluants et distingue plusieurs
niveaux d’alerte. À Imperial, l’indice est ainsi renommé
« Community Air-Quality Index », mais il s’appuie directement
sur le standard fédéral (figure 2).
Figure 2. La
qualité de l’air mesurée à l’école élémentaire de Heber (comté
d’Imperial), le 06/09/2019 à 6 h 23 du matin
Source : capture de la page web https://ivan-imperial.org/air/27
25La
crédibilité de ces mesures est toutefois profondément contestée.
D’abord parce que les capteurs qui les produisent n’ont aucune valeur
réglementaire. Ils ne sont pas inscrits sur la liste des instruments
reconnus par l’EPA comme produisant des mesures certifiées de la qualité
de l’air. Autrement dit, les mesures des capteurs citoyens ne peuvent
servir à constater légalement des infractions à la législation, et donc
conduire à l’intervention des pouvoirs publics :
Ils ne figurent pas sur la
liste approuvée des instruments que l’EPA reconnaît pour effectuer la
surveillance officielle de l’air. C’est aussi simple que cela. […] Si
les gens veulent comprendre à quels endroits la pollution est plus
forte, ils n’ont pas besoin d’instruments réglementaires pour le faire.
(Edmund Seto, chercheur en sciences de l’environnement, Université de
Washington)
26Plus
fondamentalement, ces capteurs suscitent un grand scepticisme de la
part des autorités californiennes et des chercheurs en sciences de
l’environnement. Ils sont produits dans des conditions opaques, par des
industriels qui ne sont pas toujours familiers de la mesure de la
pollution. Comme l’explique ce responsable de l’instance chargée du
contrôle de l’air au sein de l’EPA de Californie, les capteurs qui sont
aujourd’hui commercialisés ne sont contraints par aucun standard :
Aujourd’hui, il est très
facile de commander quelque chose sur Amazon ou eBay, de le récupérer et
de le brancher. Pour quelques centaines de dollars, vous avez accès à
un site web, les données sont chargées sur un portail web, que vous
pouvez consulter et dire : « Oh, regarde, la pollution est
vraiment mauvaise dans mon quartier. » Mais l’instrument peut ne
pas être bon, il peut avoir été construit par quelqu’un qui n’a aucune
expérience. Il n’existe aucun critère de certification. N’importe qui
peut développer un instrument et le commercialiser. (Benjamin Michael, division chief monitoring au California Air Resources Board)
27Les
préoccupations portent plus précisément sur la façon dont les mesures
des capteurs citoyens peuvent être mises en équivalence avec les mesures
officielles. Alors que ces dernières mesurent les particules fines en
masse (en microgrammes par m³), les capteurs comptent seulement des
particules. D’autres doutes concernent la stabilité des mesures dans le
temps, et leur sensibilité à la température ambiante, à l’humidité
ainsi qu’à la présence d’autres polluants :
Au cours de la journée, le
capteur va peu à peu se réchauffer et se refroidir dans la soirée. Donc
si le capteur est sensible à la température, vous aurez des artefacts
dans les données. […] Parfois, c’est la température, parfois c’est
l’humidité, parfois encore ce sont les autres polluants. (Edmund Seto,
chercheur en sciences de l’environnement, Université de Washington)
28Pour
les instances officielles de Californie, la fiabilité des mesures
citoyennes de la qualité de l’air apparaît hautement problématique. Le
seul déploiement des capteurs numériques ne fait donc pas disparaître
les problèmes de crédibilité qu’éprouvent depuis longtemps les
mobilisations citoyennes dès lors qu’elles produisent leurs propres
mesures de la qualité de l’air (Ottinger, 2010, 2016). Et pourtant, les
associations d’Imperial et de San Ysidro sont parvenues à faire
partiellement reconnaître la robustesse de leurs mesures auprès des
autorités officielles de Californie – lesquelles, nous l’avons dit, ont
joué un rôle moteur dans la mise en place des capteurs en apportant un
support logistique (aide financière directe) et symbolique indispensable
à ces projets.
- 12 Au moment de l’enquête, les activistes de West Oakland n’avaient pas encore stabilisé un réseau de (...)
29Jusqu’à
présent, nous avons expliqué que les autorités californiennes avaient
offert leur appui aux associations d’Imperial et de San Ysidro – au
point où les capteurs citoyens apparaissaient comme une co-construction
entre activistes et autorités. Il nous faut maintenant expliquer
pourquoi et comment des responsables de l’EPA de Californie et des
scientifiques ont investi les capteurs citoyens comme des instruments de
connaissance et de gouvernement.12
30Dans
la plupart des pays occidentaux, un fossé sépare les données
citoyennes, jugées fragiles et peu crédibles, des mesures officielles de
la qualité de l’air (cf. sur le cas français, LCSQ 2018). En
Californie, ce fossé s’est pourtant considérablement réduit dans les
dernières années, sous l’effet de dynamiques à la fois politiques,
juridiques et scientifiques. Dans cet État, des responsables de l’EPA de
Californie et des chercheurs en sciences environnementales ont ainsi
commencé à intégrer les capteurs numériques dans l’éventail des
instruments de contrôle. C’est ce qui explique que les mobilisations
d’Imperial et de San Ysidro aient bénéficié, à partir de 2015, de
l’appui de chercheurs et de l’EPA de Californie.
- 13 Le coût d’une station officielle est estimé à plusieurs centaines de milliers de dollars, tandis qu (...)
31Depuis
le début des années 2000, la montée en force du principe de
« justice environnementale » a conduit l’EPA de Californie à
porter un nouveau regard sur les mesures de la qualité de l’air
produites au moyen des capteurs citoyens. Inscrit dans les lois
californiennes, ce principe contraint les autorités à se préoccuper en
priorité des préjudices environnementaux subis par les populations
défavorisées d’un point de vue socio-économique (Bullard, 2005). En
2012, le California Senate Bill 535 enjoint les agences
environnementales de l’État à consentir à des efforts financiers plus
importants pour réduire les expositions des communautés vulnérables face
à la pollution. En 2016, le California Assembly Bill 1550 fait
un pas supplémentaire, en fixant les contraintes budgétaires et les
investissements à consentir pour réduire les gaz à effets de serre.
Désormais, l’EPA de Californie doit consacrer 25 % de ses budgets à
l’aide aux communautés défavorisées. Ce nouvel environnement juridique
contraint l’agence à se préoccuper davantage de la qualité de l’air
respiré par les populations défavorisées, et donc à collecter des
données à un niveau suffisamment local pour saisir les pollutions
auxquelles elles sont confrontées. C’est ici que les capteurs citoyens
présentent une opportunité pour les instances officielles de Californie,
puisqu’ils permettent de produire des mesures de la qualité de l’air à
l’échelle de ces populations, et ce à un coût beaucoup plus faible que
celui qu’implique la construction d’une nouvelle station officielle13 :
Jusqu’à tout récemment, nous
n’avons pas vraiment été en mesure de nous pencher sur cette question à
long terme parce que l’utilisation et l’entretien des moniteurs de
qualité réglementaire existants coûtent très cher. Mais avec
l’apparition de capteurs et d’ordinateurs à faible coût et de
l’Internet, il y a cette convergence de la technologie et de l’intérêt
des habitants qui a vraiment donné l’occasion, je crois, de changer
vraiment notre façon de faire la surveillance de la qualité de l’air. (Benjamin Michael, division chief monitoring au California Air Resources Board)
32L’attention
à la « justice environnementale » modifie profondément le
principe même de la surveillance réglementaire. Dès lors qu’il s’agit de
porter une attention particulière à l’air qui est respiré par certains
habitants, il n’est plus possible de s’en tenir à la mesure des niveaux
moyens de pollution qui affectent une région donnée sur la longue
période. L’EPA de Californie, et en particulier le bureau chargé de la
qualité de l’air, l’Air Ressource Board, sont donc contraints de répondre à la demande sociale en faveur d’une information locale sur la qualité de l’air :
Le public regarde
l’information actuellement disponible et dit que ce n’est pas suffisant.
Or le réseau de surveillance de la qualité de l’air que la Californie a
développé et entretenu au cours des 50 dernières années est conçu pour
déterminer si nous respectons nos engagements et nos objectifs régionaux
en matière de qualité de l’air établis par la loi fédérale Clean Air
Act. Et même si l’information sur ces 250 sites peut être utile
pour déterminer l’exposition des gens qui habitent autour de ce site,
lorsqu’on regarde toute la Californie et que l’on regarde la
distribution de ces stations réglementaires, cela ne fournit pas
beaucoup d’information au niveau du quartier. (Benjamin Michael, division chief monitoring au California Air Resources Board)
- 14 Pour l’EPA de Californie, on peut supposer que les capteurs citoyens apparaissent aussi comme un mo (...)
33C’est
dans ce contexte que certains membres de l’EPA de Californie ont
défendu avec succès l’idée que les capteurs citoyens permettent de
compléter le réseau officiel de surveillance, en rendant visible la
qualité de l’air respiré par les populations les plus vulnérables.14
34La
mise en œuvre de l’impératif de justice environnementale participe
aussi à changer le regard des autorités officielles sur les capteurs
citoyens d’une autre manière. Ces dispositifs apparaissent en effet à
l’EPA de Californie comme un moyen de contraindre plus efficacement les
districts locaux à réguler plus fortement les activités industrielles
qui dégradent la qualité de l’air. La surveillance réglementaire de la
qualité de l’air s’organise, nous l’avons dit, à trois niveaux
différents – le niveau fédéral, celui de l’État de Californie, et
celui des districts locaux. Or l’EPA de Californie s’oppose
régulièrement aux districts locaux, qu’elle accuse de ne pas respecter
la réglementation. Lorsque l’EPA de Californie constate que les seuils
imposés par la réglementation sont dépassés dans un territoire, elle
peut imposer au comté concerné une série de mesures coercitives qui
permettent de faire baisser le niveau de pollution (baisse trafic
routier, pose de filtre à charbon, etc.). Mais pour pouvoir imposer ces
mesures, l’EPA doit apporter la preuve que le district ne met pas en
œuvre les moyens nécessaires pour réduire la pollution. Une partie de
ses responsables attendent donc des capteurs citoyens qu’ils contribuent
à rendre visible l’inaction des autorités locales, en fournissant des
mesures granulaires et en temps réel de la pollution.
35Le
litige qui oppose le Comté d’Imperial à l’EPA de Californie illustre
cette situation. Depuis quelques années, l’EPA constate des dépassements
réguliers des niveaux de pollution dans ce comté, et accuse le district
d’accorder trop facilement des permis à polluer aux exploitations
agricoles locales. En 2012, l’EPA de Californie veut imposer un ensemble
de mesures coercitives dans le but de réduire la pollution dans le
comté d’Impérial. Mais le district parvient à suspendre la mise en œuvre
de ces sanctions, arguant que les pics de pollution sont liés aux
activités économiques qui se trouvent de l’autre côté de la frontière
mexicaine. L’EPA de Californie espère donc obtenir des mesures
suffisamment granulaires pour démontrer qu’une grande partie de la
pollution est d’origine locale, et ainsi contraindre les autorités
locales.
- 15 Ces professionnels vivent alors une tension bien décrite par Alain Desrosières. En public, ils défe (...)
36La
montée en force de la justice environnementale, un principe juridique
et politique particulièrement important en Californie (Vogel, 2018),
associé à l’opportunité politique d’obtenir des mesures plus précises
permettant de contraindre les autorités locales à respecter la
réglementation, expliquent donc en partie l’intérêt des instances
officielles de protection de l’environnement pour les capteurs citoyens
de mesure de la qualité de l’air. Et ce alors même que ces mêmes
autorités demeurent très sceptiques à l’égard des mesures produites par
ces capteurs.15
- 16 Ce domaine scientifique apparaît aux États-Unis dans les années 1950 quand des toxicologues commenc (...)
37Parallèlement
à la montée en force de la justice environnementale, une seconde
dynamique a contribué à faire apparaître les capteurs citoyens comme des
instruments de connaissance et de gouvernement. Il s’agit de
l’expologie (exposure science), un domaine scientifique qui
connaît un essor important depuis les années 1990, et qui vise à
objectiver les conditions réelles dans lesquelles les individus sont
exposés aux polluants16.
Science pratique et réglementaire, l’expologie s’est constituée comme
le chaînon manquant entre les sciences de l’environnement – qui
analysent la diffusion des polluants dans les milieux physiques (air,
eau, sols) – et l’épidémiologie – qui étudie les effets des
polluants sur de grandes populations et sur la longue durée (Lioy &
Weisel, 2014). Les promoteurs de l’expologie ont mis l’accent sur le
fait que les autorités américaines de protection de l’environnement se
bornaient à mesurer des volumes de polluants en fonction de leur
localisation, et ainsi à calculer des moyennes de concentration sur
l’ensemble du territoire. À leurs yeux, une véritable protection des
populations exige de pouvoir mesurer l’intensité et la durée du contact
avec des agents toxiques présents dans l’environnement. Une régulation
efficace implique selon eux non pas de mesurer des concentrations
moyennes, mais des pics de pollution.
- 17 Un biomarqueur est un changement observable ou mesurable au niveau moléculaire, biochimique, cellul (...)
38Cet
agenda a conduit les chercheurs en expologie à s’intéresser de près aux
diverses technologies permettant de produire des mesures touchant à
l’intensité et à la variabilité locale de la pollution – biomarqueurs17,
GPS, technologies de télédétection, notamment. C’est ainsi que les
capteurs numériques, qui peuvent être déployés sous la forme d’un
réseau, ont fait l’objet d’une grande attention de la part des
chercheurs en expologie. À leurs yeux, ces dispositifs de mesure offrent
l’opportunité de corriger les limites considérables du réseau officiel
de surveillance de la qualité de l’air.
39C’est
le propos que tient Edmund Seto, chercheur à l’Université de
Washington, qui est intervenu auprès des associations d’Imperial et de
San Ysidro pour la mise en œuvre du réseau de capteurs citoyens. Après
une formation d’ingénieur en informatique, il s’est orienté dans les
sciences de la santé et de l’environnement, se spécialisant dans la
modélisation de l’exposition et la recherche sur les capteurs. Selon
lui, ces dispositifs permettent de corriger les failles du contrôle
réglementaire :
Il n’y a pas assez de stations
officielles dans les localités pour comprendre les variations locales
des niveaux de pollution atmosphérique. Le capteur de pollution de l’air
le plus proche ne se trouve souvent pas dans votre voisinage, mais à
des kilomètres et des kilomètres de chez vous. Par conséquent, si vous
vous préoccupez des effets de la pollution atmosphérique sur votre
santé, le système de surveillance qui se trouve dans la ville voisine ne
sera pas très pertinent. Mon argument, c’est qu’on peut renforcer ou
compléter le réseau de surveillance gouvernemental existant grâce à ces
autres instruments qui sont moins coûteux et qui peuvent combler une
partie de ces trous dans l’espace. (Edmund Seto, Université de
Washington)
40Cet
argument est non seulement partagé par un grand nombre de chercheurs en
expologie, mais il apparaît aussi au fondement de cette science
réglementaire, qui est étroitement liée à l’EPA des États-Unis et de
Californie. Cette dynamique scientifique permet donc de mieux comprendre
pourquoi des chercheurs en viennent à s’intéresser aux capteurs
citoyens malgré les doutes qu’ils continuent d’avoir sur la qualité des
mesures citoyennes.
41Les
responsables de l’EPA de Californie et des chercheurs en sciences
environnementales considèrent donc progressivement les capteurs citoyens
comme des instruments de connaissance et de gouvernement. Cela
constitue une première condition pour que les données citoyennes de
pollution de l’air puissent être considérées comme crédibles par les
instances officielles. Mais cette condition ne peut être suffisante,
tant est forte la méfiance des scientifiques et régulateurs vis-à-vis
des données produites par ces capteurs. D’où la nécessité, pour les
acteurs engagés, d’intégrer dans l’infrastructure de mesure un ensemble
de compromis permettant de réduire les tensions entre citoyens et
autorités.
42À
l’instar des mesures réalisées par les scientifiques ou les autorités
de surveillance, les données citoyennes sur la qualité de l’air
s’appuient sur une infrastructure – autrement dit sur un assemblage
d’objets associés à des pratiques organisées (Star 1999). Et, comme
l’ont montré les études de sociologie des sciences, la crédibilité des
mesures produites dépend en grande partie des propriétés de
l’infrastructure qui les sous-tend – notamment la façon dont les
instruments sont calibrés, associés à des pratiques et à des groupes
professionnels (Gooding, Pinch, & Schaffer, 1989). Or, comme nous
l’avons vu, les infrastructures de mesure citoyenne dont il est ici
question sont co-construites entre activistes et résidents, régulateurs
et scientifiques. Leurs préoccupations, leurs ressources et leurs
intérêts s’articulent difficilement.
43À
Imperial et San Ysidro, l’infrastructure a été construite par les
activistes locaux, mais aussi par des chercheurs et des représentants de
l’EPA de Californie (cf. figure 3). L’ensemble des acteurs veulent
construire des mesures qui soient robustes au plan scientifique, mais
ils ne partagent pas la même perspective sur ce qui constitue une mesure
pertinente, ni sur la manière de répartir le travail de maintenance de
l’infrastructure. La construction de l’infrastructure suscite ainsi des
tensions, que les acteurs parviennent partiellement à réduire. C’est à
cette seconde condition que les données citoyennes acquièrent une
crédibilité auprès des autorités et de l’ensemble des acteurs engagés.
Figure 3. Schéma de l’infrastructure de mesure citoyenne de la qualité de l’air à Imperial
Source : schéma réalisé par Sylvain Parasie et François Dedieu
44Dans
le domaine de la pollution de l’air, les pratiques de calibration sont
aujourd’hui très importantes pour convaincre les autorités de la qualité
des données citoyennes (Pritchard, Gabrys, & Houston 2018). Avant
même que les premiers capteurs soient installés à Imperial puis à San
Ysidro, une équipe de chercheurs en sciences environnementales de
l’Université de Washington a évalué la pertinence des mesures produites
par les capteurs dans diverses conditions de température, de pollution
ou d’humidité. Leur objectif est de stabiliser un traitement statistique
permettant de transformer les données des capteurs en « mesures de
qualité de l’air » crédibles pour les instances officielles. Cette
opération n’a pas suscité de réserves chez les activistes locaux, qui
veulent convaincre les autorités de surveillance de la qualité de leurs
données.
45Lors
d’expériences en laboratoire, Edmund Seto et son équipe étudient
d’abord comment le même volume d’une substance polluante spécifique
donne lieu à des mesures différentes par un même capteur en fonction de
la température et de l’humidité. Ils en tirent des modèles statistiques,
destinés à corriger les données produites par les capteurs citoyens en
fonction des conditions auxquelles ils seront exposés. Mais ce premier
travail, pourtant coûteux en ressources humaines et matérielles, s’est
révélé insuffisant pour Seto et ses collègues. Satisfaisant au plan
théorique, il ne pouvait à lui seul convaincre les autorités de la
robustesse des mesures citoyennes. C’est pourquoi les chercheurs
décident de sortir du laboratoire, et d’étalonner les capteurs sur le
terrain, en les plaçant au même endroit que les stations
officielles :
Le laboratoire n’est jamais le
monde réel. En fin de compte, lorsque nous avons conçu nos projets à
Impérial et à San Diego, nous avons dit « eh bien, nous devons
faire la calibration sur le terrain ». Et cela prend du temps. Nous
devons placer (les capteurs) à côté des stations du gouvernement, de
sorte que nous les étalonnons en fonction des données du gouvernement,
pendant plusieurs mois d’affilée. De cette façon, nous pourrons montrer
aux gens, en particulier aux organismes gouvernementaux, à quel point
les capteurs fonctionnent bien. Pas seulement pendant un mois d’hiver,
mais aussi pendant tout l’hiver, le printemps, l’été, etc. (Edmund Seto,
Université de Washington)
46Le
fait d’étalonner les capteurs citoyens par rapport aux stations du
gouvernement doit permettre de convaincre les autorités officielles de
la robustesse des mesures. Des modèles de régression statistique ont
ainsi été élaborés à partir des deux séries de mesures afin de corriger
l’ensemble des mesures produites par les capteurs citoyens une fois
installés de façon pérenne. Comme on le voit sur la figure 4, les
mesures citoyennes et officielles, bien que produites dans des unités
différentes, font apparaître des pics similaires. Les modèles
statistiques ainsi conçus permettent de transformer les données des
capteurs en « mesures de la qualité de l’air ».
47Ces
opérations de calibration ont été relativement consensuelles parmi les
acteurs engagés. La seule tension à noter a opposé les activistes du Comite Civico del Valle
et l’EPA de Californie d’un côté, aux représentants du district
d’Imperial de l’autre côté, dont les représentants ont refusé d’héberger
les capteurs citoyens – de peur de donner une prise critique aux
activistes locaux. Mais les responsables de l’EPA sont intervenus pour
héberger les capteurs citoyens dans leurs propres stations.
Figure 4.
Mesures de particules dans l’air réalisées par un capteur citoyen (en
haut) et un capteur officiel (en bas) placés au même endroit à Calexico
(Californie)
Source : Edmund Seto
48Le choix de la localisation des capteurs a été plus disputé. D’un côté, les responsables de Casa Familiar et du Comite Civico del Valle
désirent impliquer les habitants dans la localisation des
capteurs : ceux-ci sont non seulement les seuls à savoir où
résident les populations les plus vulnérables, et de quelle façon ils se
déplacent dans la ville, mais ils savent aussi quel voisin acceptera
d’héberger un capteur sur son toit ou dans son jardin. Dans un contexte
où la majorité de la population ne considère pas la pollution de l’air
comme un problème majeur, il est impératif à leurs yeux d’impliquer les
résidents dans le choix des endroits où seront installés les capteurs.
Mais de l’autre côté, les épidémiologistes, bien que désireux d’associer
les habitants, mettent en avant leur expertise, appuyée sur des
modélisations statistiques, pour définir les emplacements optimaux
compte tenu des particularités de l’environnement. La famille de modèles
la plus utilisée est appelée « land use regression » (cf.
Hoek et al., 2008). À partir de mesures réalisées dans
quelques dizaines d’endroits, ces modèles prédisent les niveaux de
pollution attendus dans l’ensemble de la région, à partir de plusieurs
variables (altitude, utilisation des sols, climat, densité de la
population, etc.). C’est ce type de modèle qu’ont utilisé Seto et ses
collègues :
Ce que fait le modèle land use regression,
c’est qu’il estime à quoi ressemblerait la pollution de l’air à un
endroit précis à partir d’autres endroits qui se trouvent dans des
circonstances similaires et où nous avons des capteurs. Et c’est ce
qu’il essaie de faire, c’est d’aider les gens là où il n’y a pas encore
de capteur. C’est ce à quoi on peut s’attendre. (Edmund Seto, Université
de Washington)
49Dans
les cas d’Imperial et de San Ysidro, l’équipe dirigée par Paul English
et basée à San Francisco a joué un rôle d’intermédiaire entre les
habitants et les épidémiologistes de l’Université de Washington.
Composée de spécialistes de l’intervention auprès des populations en
matière de santé, cette équipe élabore un protocole qui réduit la
tension entre des expertises concurrentes. Dans les deux villes, ils
sont d’abord intervenus devant un « comité de résidents »,
dont les membres sont choisis par les responsables des mobilisations,
pour leur expliquer les sources et mécanismes de la pollution. Puis ils
ont demandé à ce comité de déterminer 20 endroits dans la ville qui sont
soit les plus pollués, soit ceux où vivent des populations
vulnérables :
Il n’y avait pas de critères
précis, mais on leur a plutôt demandé : « Avez-vous
l’impression qu’il y a beaucoup d’écoliers ou de personnes âgées, ou
qu’ils sont vulnérables parce qu’il y a une source de pollution vraiment
désagréable, ou qu’ils brûlent toujours des champs là-bas ? »
(Paul English, Public Health Institute, San Francisco)
50C’est
alors qu’ils ont sollicité Edmund Seto et ses collègues
épidémiologistes pour déterminer 20 autres endroits à partir de
l’état des connaissances sur la pollution dans la région, et de
modélisations statistiques :
Et nous avons dit :
« Vous savez, nous n’avons aucun capteur ici, à l’est et à l’ouest
de la vallée. » Et comme nous supposions que beaucoup de polluants
venaient de la frontière, nous voulions aussi installer plus de capteurs
à la frontière. Et puis, il y a eu d’autres analyses statistiques du
type « land use regression ». Il y a eu une analyse
en composantes principales pour que nous soyons certains que nous
tenions compte des différents types d’utilisation des sols. Nous avions
un système d’information géographique, la surface de la couverture
terrestre, et donc nous connaissions toutes les différentes utilisations
des sols dans la vallée, et nous voulions nous assurer qu’elles étaient
toutes représentées dans le modèle. Et c’est à partir de toutes ces
informations que Graham a trouvé quelques sites candidats pour placer
vingt autres capteurs. (Paul English, Public Health Institute, San
Francisco)
51Enfin,
Paul English et ses collègues ont à nouveau sollicité le comité de
résidents afin qu’ils identifient et tentent de convaincre des habitants
d’héberger les capteurs sur leur propriété et d’en prendre soin. À
cette dernière étape, les emplacements peuvent à nouveau changer selon
que les habitants acceptent d’héberger les capteurs, ou qu’il est
nécessaire de leur trouver un autre toit plus accueillant. Cette façon
de choisir l’emplacement des capteurs a ensuite été répliquée à San
Ysidro, et érigée en méthode auprès de la communauté académique (cf.
English et al., 2017). Élaborée par des spécialistes de la
recherche citoyenne, elle a permis de concilier l’expertise des
habitants et celle des épidémiologistes.
52La
recherche a mis l’accent sur l’importance du travail, souvent
invisible, qui est indispensable au fonctionnement d’une infrastructure
(Star, 1999 ; Denis & Pontille, 2015). Ici, la maintenance de
l’infrastructure est une préoccupation de l’ensemble des acteurs
engagés, mais c’est aussi un sujet de tension entre activistes et
instances officielles. Au moment de l’enquête, les capteurs citoyens
sont en place depuis 10 mois à Imperial et 4 mois à San
Ysidro. Pour Edmund Seto, la robustesse des données n’est pas garantie
pour les années à venir :
Je suis toujours assez
inquiet. Je veux dire, ces réseaux sont encore des bébés. Nous avons
montré comment ils se comportaient au cours de la première année
d’exploitation, mais rien ne garantit que ces choses fonctionneront
indéfiniment. De sorte que nous devons constamment penser à recalibrer, à
revalider… et qui entretient ces réseaux ? Donc, si personne ne
continue d’examiner la qualité des données, je pense que vous ne pourrez
pas faire confiance aux données de ces réseaux. (Edmund Seto,
Université de Washington)
53L’équipe
de l’Université de Washington procède donc à une vérification
quotidienne des données, qui sont ensuite envoyées à l’EPA de
Californie. Ce travail de maintenance est également pris en charge par
les membres du Comite Civico del Valle qui possèdent la
propriété des capteurs et des données produites (cf. figure 3). Ils
s’assurent que les capteurs disposent des logiciels adéquats pour que
les données soient envoyées aux serveurs, et qu’ils soient bien reliés
au réseau. Humberto Lugo, qui pilote la surveillance quotidienne à
Imperial, et dont le salaire est pris en charge par un financement
octroyé par l’EPA, nous explique qu’il est nécessaire de consulter les
données tous les jours, afin de repérer d’éventuelles incohérences. S’il
constate qu’un capteur produit des mesures incohérentes
– c’est-à-dire des mesures qui ne correspondent pas à ce qu’il
attend lui-même compte tenu de l’heure, de la saison et des conditions
météorologiques –, il le désactive via son téléphone ou son ordinateur,
avant de se rendre sur place et de procéder à une réparation.
Oui, nous avons pas mal de
problèmes quotidiens. Nous devons nous assurer que nous avons le bon
logiciel parce que celui-ci continue d’être mis à jour régulièrement, et
nous devons nous assurer que nous continuons de mettre à jour nos
moniteurs. […] Mais la plupart des 40 moniteurs sont en place. Les
problèmes qui surviennent parfois le plus souvent aujourd’hui sont les
problèmes de réseaux. Tu sais, je dois m’assurer que ça fonctionne.
(Humberto Lugo, Comite Civico del Valle, Imperial)
54Cette
division du travail de maintenance est toutefois problématique. Les
activistes d’Imperial conservent la propriété de l’infrastructure
– capteurs, serveurs et site web –, mais ils ont peu de prises
sur la façon dont les données des capteurs sont transformées en mesures
de la qualité de l’air. C’est l’Université de Washington qui détient le
code informatique permettant de faire cette transformation. De la même
manière, c’est l’équipe de Seto qui se charge de l’analyse de données,
les militants locaux ayant peu de compétences en la matière. Or les
responsables de l’association veulent participer plus étroitement à
l’ensemble de la chaîne de production des mesures, ce à quoi l’équipe
d’Edmund Seto a répondu en formant plusieurs habitants d’Imperial au
contrôle des données :
À Imperial, nous avons eu des
séances de formation où nous avons partagé, avec nos partenaires locaux,
le code informatique que nous avons élaboré pour nos capteurs et même
nos serveurs. Notre objectif, c’est que tout ait été transféré à la fin
de cette année. […] Nous avons [aussi] essayé d’établir un budget avec
une sorte d’analyste de données, même si on ne sait pas qui serait cette
personne. Elle devrait être en charge de contrôler les données, de
repérer quand elles sont incohérentes et d’assurer l’entretien. […] Il
n’y a aucune raison qu’un membre de la communauté locale ne soit pas en
mesure de jouer ce rôle. (Edmund Seto, Université de Washington)
55Au
moment de l’enquête, toutes les tensions n’ont pas disparu, et les
modalités de la division du travail de maintenance ne sont pas
stabilisées. La décentralisation totale du contrôle des mesures semble
toutefois se heurter aux ressources limitées de la mobilisation, et à la
nécessité de valider au jour le jour les données envoyées aux instances
officielles de Californie. L’appropriation de l’infrastructure par les
instances officielles, via la monopolisation du contrôle sur les
données, reste un scénario possible qui effraie les militants.
56La
production de mesures citoyennes à partir de capteurs numériques
s’appuie donc sur une infrastructure dont la mise en place suscite des
tensions entre les acteurs. Il apparaît que les données citoyennes sont
susceptibles d’acquérir une crédibilité auprès des instances officielles
que si cette infrastructure intègre un ensemble de compromis. D’un
côté, il s’agit pour les autorités de s’assurer de la coopération des
habitants – laquelle est indispensable pour pouvoir produire des
mesures citoyennes – en valorisant leurs expertises de la pollution
de l’air. D’un autre côté, il s’agit pour les militants d’accepter que
les autorités exercent un contrôle sur les données citoyennes et leur
transformation en mesures de la qualité de l’air – même s’ils
veulent en réduire l’étendue.
57Si
l’intérêt des activistes locaux pour la mesure de la pollution de l’air
est un phénomène ancien (Ottinger, 2010), le recours à des capteurs
numériques transforme la façon dont se construit la crédibilité des
mesures citoyennes auprès des instances officielles. Non parce que les
citoyens ou les militants seraient en mesure de produire par eux-mêmes
des mesures plus objectives de leur environnement – au contraire, la
crédibilité des données citoyennes produites à partir des capteurs est
d’emblée fragile ou faible. Mais plutôt parce que le déploiement des
capteurs rend possibles des formes inédites de coopération entre
activistes, scientifiques et régulateurs. Les capteurs citoyens peuvent
ainsi être calibrés et étalonnés vis-à-vis des stations officielles
tandis que les données produites par ces capteurs font l’objet d’une
surveillance continue de la part des instances scientifiques. Les
chercheurs jouent ici un rôle majeur, en rendant possible, comme à
Imperial, de nouvelles alliances entre activistes locaux et autorités
californiennes, en opposition aux autorités locales accusées d’être
laxistes vis-à-vis des industriels.
58Le
recours à des capteurs numériques modifie-t-il la tension, éprouvée par
les mobilisations de science citoyenne, entre critique des autorités de
surveillance et alignement sur les standards métrologiques
officiels ? La littérature encore peu fournie sur le sujet apporte
quelques réponses. Jennifer Gabrys et ses collègues observent que des
données citoyennes, bien que non conformes aux standards métrologiques
officiels, peuvent ouvrir un espace partagé de discussion avec les
autorités (Gabrys, Pritchard, & Houston, 2018). Mais on en sait
encore très peu sur les facteurs qui rendent possible l’émergence de
tels « espaces partagés de discussion ». C’est ce à quoi
contribue notre article. L’enquête sur les trois mobilisations
californiennes fait apparaître deux conditions minimales : que les
instances scientifiques et réglementaires voient dans le capteur citoyen
un instrument de connaissance et de gouvernement ; et que soit
construite une infrastructure de mesure qui favorise une série d’accords
entre les différentes parties prenantes afin de relativiser les
tensions entre les activistes et les autorités.
59Les
réseaux de capteurs qui se constituent ainsi sont fondamentalement
hybrides, les autorités officielles et scientifiques jouant un rôle
majeur en apportant des ressources et en participant de près à la
production des mesures. Dans les cas que nous avons étudiés, ces réseaux
demeurent toutefois « citoyens » dans la mesure où les
activistes locaux conservent la propriété des capteurs et jouent un rôle
central dans la maintenance de l’infrastructure. Sans qu’il soit
garanti une fois pour toutes, le caractère « citoyen » de ces
réseaux hybrides est au cœur des préoccupations des acteurs.
60Le
processus vers une institutionnalisation des capteurs citoyens est loin
d’être achevé, et les formes mêmes de cette institutionnalisation
peuvent être très diverses. C’est pourquoi les enquêtes de sciences
sociales sont ici importantes, de façon à identifier les nouvelles
formes d’asymétrie et de coopération qui sont susceptibles d’émerger
dans des contextes politiques, scientifiques et institutionnels
particuliers.
Cette enquête a été
réalisée dans le cadre de l’ANR INNOX (« Innovation dans
l’expertise. La modélisation et la simulation comme mode d’action
publique ») coordonnée par David Demortain.