Accueil Revues Revue Numéro Article

Annales. Histoire, Sciences Sociales

2016/3 (71e année)


ALERTES EMAIL - REVUE Annales. Histoire, Sciences Sociales

Votre alerte a bien été prise en compte.

Vous recevrez un email à chaque nouvelle parution d'un numéro de cette revue.

Fermer

Pages 575 - 596 Article suivant
1

Je suis très honoré d'avoir été invité par l'École des hautes études en sciences sociales (Ehess) à donner cette conférence. Les personnes qui m'ont précédé sur cette estrade comptent parmi les noms les plus illustres des sciences sociales. Au cours de son histoire, l'Ehess a elle aussi compté parmi ses membres de très grands noms, qui ont fait sa renommée académique et assuré son rayonnement mondial. Si tout cela m'honore, rien n'égale le privilège d'être invité à m'exprimer sous le patronage de Marc Bloch, dont l'œuvre est un modèle d'exigence érudite et la vie tout entière une démonstration de courage, l'une et l'autre difficiles à égaler. M. Bloch, les Annales, la VIe section, l'Ehess, et la galerie de noms illustres qui leur est associée revêtent une aura quasi mythique pour un chercheur états-unien de ma génération. Bien que je sois impressionné et même intimidé, il me faut désormais entrer en scène. Mon seul espoir est que les défis contemporains auxquels sont confrontées les sciences sociales requièrent une intervention qui pourra s'inscrire, à une place si minime soit-elle, dans cette longue tradition intellectuelle.

2

Parler de l'avenir des sciences sociales aujourd'hui, c'est affronter une situation qui dépasse largement le niveau de crise auquel nous sommes habitués. En tant que théoricien issu de la tradition processualiste, je pars de l'axiome que le monde est un monde d'événements et que la vie sociale est constamment construite et reconstruite, d'un moment sur l'autre. Puisque, de mon point de vue, le monde social est toujours en train de changer, je ne suis pas surpris qu'on crie souvent à la crise. La vraie question concerne le moment où ces crises quotidiennes créent la possibilité d'un véritable changement majeur. La réponse à cette question centrale suppose que nous comprenions pourquoi il est nécessaire de partir de l'axiome selon lequel le monde social est toujours en train de changer.

3

La simple logique nous conduit à un tel axiome. Le changement social est évident et penser qu'un système social fondamentalement stable pourrait, pour certaines raisons, produire occasionnellement un changement majeur revient à commettre une pétition de principe, à supposer ce qu'on vise à déduire. Par conséquent, la seule manière possible de rendre compte du changement social est de supposer que ce dernier est constant et que la stabilité que nous observons n'est qu'une apparence. Je m'oppose ainsi à la position attribuant la stabilité sociale à des mécanismes de reproduction qui seraient à peu près toujours efficaces, aussi bien qu'à la position similaire attribuant cette stabilité à des mécanismes de domination organisés de façon hiérarchique. Chacun de ces arguments part de la position logiquement impossible que le changement résulte de l'occasionnelle – et par conséquent inexplicable – rupture de la reproduction stable normale.

4

Ma position, selon laquelle le changement est l'état naturel du processus social, diffère donc radicalement des approches de Talcott Parsons et de Pierre Bourdieu. Mais elle fait face, elle aussi, à une difficulté évidente. Si le monde social est toujours en train de changer, comment est-il possible qu'une si grande partie de celui-ci paraisse relativement stable la plupart du temps ? La réponse est qu'il existe de nombreux mécanismes de reproduction locaux, répartis dans le processus social, de différents niveaux et dont l'efficacité est variable. Empiriquement, il est évident qu'aucun de ces mécanismes de reproduction n'est efficace tout le temps. En vérité, la majorité n'est pas efficace la plupart du temps. Mais même si la majorité des systèmes de reproduction se caractérise par des dérapages et une certaine inefficacité, ils sont très nombreux et ils sont à la fois lâchement connectés et largement distribués. De la sorte, il se produit assez de redondance et de connexion pour créer l'apparence de la stabilité, comme lorsqu'une grande masse de rondins de bois crée un amoncellement sur une rivière. Personne ne l'a planifié et les rondins sont continuellement en train de dériver vers cet amoncellement, d'un côté, et de s'en libérer, de l'autre. Mais l'amoncellement obstrue la rivière quoi qu'il en soit. C'est ainsi que le processus social qui, en réalité, est un changement perpétuel, en reconstruction d'instant en instant, apparaît néanmoins assez stable, si stable qu'il a conduit Karl Marx à penser que la vie sociale était fondée sur de puissantes et inévitables forces imperméables à la liberté d'action des hommes.

5

De temps en temps, pourtant, tous ces mécanismes de reproduction variés s'affaiblissent au même moment. Exactement comme une serrure peut s'ouvrir quand toutes ses gorges sont alignées, ou comme un amoncellement de rondins disparaît à partir du moment où tous les rondins sont, pour une raison ou pour une autre, alignés parallèlement au courant, le processus social atteint un état de crise véritable quand tous ses mécanismes de reproduction lâches dysfonctionnent en même temps par accident. Alors un changement majeur peut arriver, et ce, de manière assez soudaine, y compris à la suite d'actions de relativement peu d'ampleur. Une telle théorie trouve, bien sûr, ses racines dans le concept braudélien de « conjoncture ». Ce qui importe pour l'« événement » est l'alignement des divers aspects de la conjoncture : c'est seulement quand une relation particulière peut être établie entre les prix du grain au Levant, le déclin des forêts d'Illyrie et la prolifération de nouvelles routes commerciales pour les épices que peut survenir un événement en mesure de remodeler les relations entre tous ces éléménts – et potentiellement beaucoup d'autres.

Le moment actuel dans les sciences sociales

6

Il me semble que les sciences sociales connaissent un état de crise depuis une vingtaine d'années. Nos disciplines font aujourd'hui l'expérience de plusieurs transformations qui sont liées entre elles, tout en restant distinctes. L'occurrence simultanée de ces transformations rend l'avenir incertain, de manière presque inquiétante. Tant de possibilités s'ouvrent à nous qu'il nous faut opérer des choix judicieux, de crainte que le hasard et l'histoire nous privent de ces options et que l'habitus intellectuel qui nous anime disparaisse d'ici les trente prochaines années.

7

Quatre transformations sont à l'œuvre, qui, parce qu'elles se sont produites conjointement, ont créé les conditions du changement abyssal que j'évoquais. Deux d'entre elles sont conjoncturelles au sens de Fernand Braudel. La première correspond au développement d'un management néolibéral à l'université. La deuxième, à l'émergence d'un modèle unique et standardisé du savoir – le modèle scientifique. La troisième transformation est, pour reprendre les termes de F. Braudel, d'ordre structurel. Il s'agit du basculement d'ampleur que nous avons vécu lorsque l'imprimé a été presque supplanté par l'image, les symboles discursifs par les symboles immédiatement perceptibles, et la complexité de l'argumentation par des assertions schématiques. La quatrième transformation est à nouveau conjoncturelle mais, contrairement aux deux premières, elle affecte les sciences sociales de l'intérieur. Je fais référence ici à la déconnexion sans cesse grandissante entre la sophistication des démarches empiriques, d'une part, et la simplicité, voire la naïveté, des raisonnements normatifs qui sous-tendent les sciences sociales, d'autre part. Malheureusement, le temps qui m'est imparti fait que je dois me concentrer sur une seule de ces transformations. J'ai choisi celle sur laquelle nous pouvons avoir le plus prise, à savoir le problème, interne à nos disciplines, des rapports entre nos horizons empiriques et normatifs. Mais puisque j'ai décidé de me concentrer sur la quatrième, il me faut résumer de manière schématique mes arguments concernant les trois premières transitions que j'omets.

8

Premièrement, pour évoquer encore une fois F. Braudel, en ce qui concerne les administrateurs néolibéraux, il n'y aura pas de bataille de Lépante pour les arrêter et leurs galées anti-intellectualistes ne vont pas cesser de nous harceler. En particulier, ils vont continuer à encourager les publications inutiles et sans valeur, incitant ainsi les chercheurs en sciences sociales à ruiner leur propre système de communication scientifique. Nous perdons notre temps à écrire des articles inutiles et nous n'avons, par conséquent, pas le temps de lire les articles de nos pairs, qu'ils soient utiles ou pas. Notre réponse doit être ou bien d'inventer un nouveau système de communication, ou bien de créer un système d'évaluation académique imperméable aux incitations comptables des administrateurs. Ces tâches sont de grande ampleur, assurément, mais néanmoins clairement déterminées.

9

Deuxièmement, en ce qui concerne la ruée vers la scientificité, elle est ancienne, et les imbéciles venus de la physique et de l'informatique qui ont imaginé pouvoir répondre à toutes les questions posées par les sciences sociales et les humanités avec leurs modèles de graphes exponentiels aléatoires et leurs téraoctets de corpus de textes vont finir dans le même dépotoir que les sociométristes et les physiciens sociaux des années 1930, les sociobiologistes des années 1960, les théoriciens des jeux des années 1950 et des années 1990, et ainsi de suite. Eux aussi sont des Turcs, et quand la météorologie intellectuelle tournera au mauvais temps, ils vont comme leurs prédecesseurs se retirer des portes de Vienne, redescendre à la hâte le Danube et passer les Portes de Fer avant que l'hiver n'arrive. Ils n'ont pas vraiment d'intérêt pour les questions importantes des humanités ou des sciences sociales. Ils sont une cause de contrariété, et même un peu plus que cela.

10

Concernant la troisième grande transition – le déplacement structurel de l'imprimé vers l'image –, elle est pour le moins irrésistible. Il n'y a rien que nous puissions faire à ce sujet. Le problème immédiat, de mon point de vue, est que jusqu'à ce que ceux qui pensent en images reconnaissent qu'un argument complexe ne peut pas être présenté par des images mal définies, les jeunes vont grandir dans un monde appauvri en pensée complexe. Ils n'entreront pas à l'université avec les compétences argumentatives qui étaient les nôtres, même s'ils sont certainement meilleurs aux jeux vidéo que nous ne l'étions au flipper. Il pourrait éventuellement se trouver des moyens de présenter un argument complexe uniquement avec des images, dans cinquante ou cent ans. Mais, d'ici là, nous devons tirer vers le haut nos propres successeurs à l'aide de ce qui ressemblera à une formation de rattrapage. Voilà donc les trois transitions qui sont, à mes yeux, ou bien des préoccupations mineures auxquelles accorder une attention mineure, ou bien des préoccupations majeures, tellement importantes que les efforts qu'elles exigent ne sont de toute manière, au mieux, que des pis-aller.

11

La quatrième transition cruciale pour les sciences sociales est celle qui, selon moi, représente une réelle occasion pour l'action et le développement intellectuels. Il s'agit de la déconnexion entre les dimensions empirique et normative de la recherche. Cette déconnexion n'a fait que s'accroître depuis la naissance des sciences sociales. D'ailleurs, elle est devenue de plus en plus visible au fur et à mesure que le défi de la mondialisation de nos disciplines se présentait à nous. En effet, cette dynamique a mis en lumière l'aspect profondément normatif que revêtent les sciences sociales dans les anciennes métropoles. Elle a également montré que la contestation de ces valeurs normatives ira en s'accroissant à mesure que les sciences sociales s'éloigneront des sociétés occidentales libérales qui les ont vues naître.

12

Avant d'entamer ma démonstration, je dois préciser le sens de deux mots. Par le terme « empirique », je désigne ce qui, dans les sciences sociales, relève du régime de la vérité ou de la fausseté. Par le terme « normatif », je désigne ce qui, dans les sciences sociales, relève du régime du bien ou du mal. Par exemple, le nombre précis de personnes qui se trouvent sur le territoire métropolitain de la France est, en principe, une question empirique. Néanmoins, l'inclusion ou non dans cette population des enfants à naître ou des personnes artificiellement maintenues en vie à l'hôpital est une question normative. De même, le fait qu'un jeune homme dessine sur un mur est une observation empirique. En revanche, dire que ce dessin est une œuvre d'art, qu'il relève de la délinquance juvénile ou qu'il symbolise l'appartenance à un gang équivaut à produire des discours normatifs. Dans notre société, de nombreuses valeurs – d'ordre normatif – se sont tellement cristallisées et font, à un moment donné, l'objet de si peu de contestations que nous tendons à les considérer comme de facto empiriques. La catégorie de sexe en faisait partie, et pourrait le redevenir. Les péripéties qu'a connues cette catégorie montrent néanmoins que les frontières entre le normatif et l'empirique sont sans cesse redéfinies.

Des origines des sciences sociales

13

Ces rapports complexes entre l'empirique et le normatif sont nés avec les sciences sociales. En effet, malgré leur prétention à l'universalité, les sciences sociales ont des origines assez particulières. Elles sont une réponse intellectuelle aux problèmes posés par tout un ensemble de phénomènes sociaux qui perturbaient les sociétés européennes et nord-américaines au xixe siècle. Afin de comprendre ces phénomènes, elles ont tenté de saisir et de mesurer la « modernité », de théoriser le socialisme et le capitalisme, de concevoir des projets de réformes sociales, de réguler des marchés de plus en plus interdépendants et des économies par conséquent de plus en plus instables. Ces problèmes et les différentes réponses qui leur ont été apportées sont à l'origine des sciences sociales telles que nous les connaissons aujourd'hui. La pratique de l'histoire comme discipline académique s'est progressivement formalisée en parallèle de l'émergence des sciences sociales. Vouée, elle aussi, à la recherche des fondements de la modernité, l'histoire se trouvait néanmoins fortement attachée aux projets nationalistes en plein développement. Si les sciences sociales devinrent des projets politiques via leurs propositions de réformes sociales, l'histoire fut au cœur des idéologies des États occidentaux. Ainsi, les puissantes bourgeoisies de ces États entreprirent de mettre en œuvre le genre de nation contenue implicitement dans les philosophies du contrat social qui avaient préfiguré leur triomphe. Pour toutes ces raisons, les sciences sociales ont toujours été à la fois des entreprises empiriques et normatives.

14

Les contraintes posées par le débat public national font que les débats en sciences sociales comme en histoire se sont concentrés sur des problèmes intérieurs : capital et travail, prospérité et dépression, gauche et droite, troubles sociaux et mobilité sociale..., la liste est longue. Mais tous ces sujets dépendaient à leur tour des interactions nouées avec d'immenses empires et du commerce avec l'outre-mer. Les matières premières à bas prix et les vastes débouchés qu'ils offraient assuraient à l'Europe sa prospérité, ce qui lui a permis de financer à peu de frais la résolution des problèmes sociaux intérieurs, ou de reporter cette question à plus tard. Par conséquent, un autre corpus scientifique s'est développé à partir de ces empires et de leurs problèmes spécifiques. L'anthropologie et une partie de l'histoire virent alors le jour, tout comme un courant distinct de la science politique qui deviendrait plus tard le champ de la « politique comparée ». Sur le plan institutionnel, ces champs secondaires étaient souvent concentrés en dehors des universités, dans les administrations coloniales britanniques, françaises et néerlandaises, ainsi qu'aux ministères de l'Économie de ces pays et des autres nations coloniales. Aux États-Unis, une telle science sociale mondialisée n'est pas apparue à travers les administrations coloniales. De façon prévisible, ce sont plutôt l'immigration, l'ethnicité et l'assimilation qui en ont constitué le berceau, en raison de l'importation de millions de travailleurs essentiels au développement économique du pays.

15

Les sciences sociales sont donc nées du creuset de la modernité, sous une forme intellectuelle bien particulière. Puisqu'elles se concentraient sur les problèmes sociaux, elles ne pouvaient que mélanger l'empirique et le normatif. Les transformations et les perturbations intérieures constituaient leur noyau intellectuel, et elles étaient donc fondées sur l'hypothèse de la distinction entre affaires internes et affaires étrangères. Les concepts de nation et de nationalisme étaient présupposés. Non seulement ces concepts étaient compatibles avec l'idée d'une distinction entre les échelles intérieure et internationale, mais ils ont également rendu ces frontières encore plus étanches. Ce noyau dur des sciences sociales était entouré néanmoins par une périphérie de travaux beaucoup moins institutionnalisés. Seule cette périphérie transcendait les frontières nationales et se préoccupait beaucoup moins de l'Europe et de ses problèmes immédiats que de ceux des empires et du reste du monde.

16

Dans le monde actuel, en revanche, ces provinces éloignées devraient peut-être constituer le noyau dur des sciences sociales. De nos jours, en effet, les personnes et les biens se déplacent à l'intérieur d'un monde complexe où règne une division internationale du travail. Quant aux « nations » entre lesquelles ces biens et ces personnes voyagent, elles sont bien plus diverses que ne l'étaient les États européens du xixe siècle, qui se caractérisaient par leur héritage partagé des théories politiques contractualistes et du droit romain. Sans même considérer ses aspects normatifs, le défi empirique représenté par ce changement est considérable. Nous vivons aujourd'hui dans un monde déconcertant : ce qu'on avait l'habitude de considérer comme des affaires intérieures, des problèmes domestiques, est désormais considéré comme relevant de l'international. C'est le cas, par exemple, de la division du travail. Parallèlement, ce qui relevait de l'international relève désormais de problèmes domestiques, comme les hiérarchies induites par l'immigration de masse. Cette inversion sur les deux plans pose des questions empiriques à la fois évidentes et centrales.

Du décalage entre aspects empiriques et normatifs

17

Les questions normatives qui découlent de cette inversion sont si importantes qu'elles requièrent notre attention immédiate. En effet, l'inversion de ce qui relève du national et de l'international questionne la priorité qui était donnée aux citoyens sur les sujets dans les empires, une priorité d'ordre normatif bien évidemment. Cette priorité qui caractérisait les empires du xixe siècle a persisté dans l'imaginaire collectif occidental longtemps après que les empires se furent effacés de nos mémoires. En outre, bien avant l'ère récente de la mondialisation, les sciences sociales qui se développaient alors et qui s'intéressaient aux affaires intérieures subissaient déjà les conséquences de la déconnexion en leur sein entre leur aspect empirique et leur aspect normatif. C'est donc à la fois pour des raisons nationales et internationales que nous devons faire de ce décalage entre les analyses empiriques et les analyses normatives notre principale préoccupation.

18

Ce décalage est particulièrement frappant lorsque les chercheurs en sciences sociales se donnent pour mission d'évaluer le degré de justice du monde social. Bien sûr, une telle évaluation n'est pas le seul rôle normatif possible pour les spécialistes des sciences sociales. Parfois, ces derniers sont des ingénieurs : ils prennent le système social comme une donnée empirique, acceptent la manière dont il rend compte de lui-même et développent les sciences sociales pour améliorer les réalisations de la société en vue de ce qu'elle prétend être ses buts immédiats. La plupart des économistes se comportent comme des ingénieurs. D'autres fois, les chercheurs en sciences sociales ne sont pas des ingénieurs mais des juges. Ils jaugent le système social par rapport à une autre aune – d'habitude, une aune abstraite avec un horizon temporel long et des définitions beaucoup plus vagues que les objectifs spécifiques à court terme des ingénieurs sociaux. Une grande partie de notre travail évalue si les sociétés sont ouvertes, ou justes, ou égalitaires ; si elles acceptent les immigrés et les réfugiés, si elles tolèrent la différence ; si les populations travaillent dur. Ainsi, dans le domaine de la sociologie états-unienne que je connais bien, un tel travail d'évaluation est le principal rendement de la discipline. Plus de la moitié des articles publiés dans les principales revues inclut le mot « inégalité ». Car les critères à l'aune desquels nous évaluons les sociétés restent eux-mêmes rarement questionnés. Aujourd'hui, je souhaite montrer que l'importante crise normative dans laquelle les sciences sociales se trouvent provient du caractère trop simpliste de l'ontologie qui sous-tend les jugements normatifs que nous émettons en tant qu'évaluateurs de la vie sociale. Les sciences sociales – et ceux qui en sont les praticiens – sont prisonnières de cet unique système normatif. Par conséquent, nous sommes loin de pouvoir résoudre les problèmes normatifs posés par la seule modernité, et encore plus loin de résoudre ceux posés par la modernité mondialisée.

19

Mon argumentation comprendra trois temps. Tout d'abord, je voudrais rappeler que toute science sociale est, par principe, au moins partiellement normative. Ensuite, je discuterai en profondeur l'ontologie qui sous-tend le déploiement normatif des sciences sociales occidentales, c'est-à-dire le libéralisme contractualiste. J'étudierai ses principaux postulats, puis ses rapports avec les sciences sociales et, en particulier, avec les ontologies empiriques auxquelles ces disciplines font appel lorsqu'elles entendent expliquer un phénomène, parce que ces ontologies empiriques sont bien différentes de notre ontologie normative. Enfin, je souhaiterais m'atteler aux défis importants qui s'imposent au libéralisme contractualiste. Ces défis ont surgi au cours du xixe siècle et la mondialisation actuelle n'a fait que renforcer leur acuité. Je conclurai par l'étude d'un problème évident. Il s'agit du fait qu'une grande partie, et peut-être d'ailleurs la majeure partie, du monde ne partage pas cette ontologie normative qui est la nôtre. Ce décalage n'est cependant pas qu'un problème mais constitue aussi une opportunité. Si nous la saisissons, nous n'aurons pas d'autre choix que de nous tourner vers des formes processuelles de théorie sociale.

La normativité des sciences sociales : nécessité, ontologie et défis

Le postulat de la normativité des sciences sociales

20

Commençons par le postulat selon lequel toute science sociale est, par principe, au moins partiellement normative. En règle générale, cette affirmation se fonde sur un examen empirique de l'histoire des sciences sociales. Il est facile de mettre en lumière les positionnements normatifs de n'importe quel ouvrage. Les sciences sociales sont toujours écrites à partir d'un point de vue particulier, situé dans le processus social. Elles prennent alors forcément la teinte normative de ce point de vue.

21

En réalité, la normativité des sciences sociales possède des causes plus générales et une origine bien plus profonde. Le processus social est en effet formé d'activités humaines et ces dernières sont, in fine, une quête de valeurs. Par conséquent, l'intégralité du processus social, de sa démographie à la culture, de l'individu à la société, est un processus de valeurs. Certaines de ces valeurs se sont réifiées dans des structures sociales que plus personne ne questionne, comme la classe des fonctionnaires, l'Église catholique ou la catégorie légale de délinquance des mineurs. D'autres valeurs sont, elles, communément admises comme telles, c'est-à-dire qu'il en existe des alternatives, évidemment concurrentes. Mais mêmes les structures sociales les plus stables sont fondées sur des valeurs et celles-ci sont encore sujettes à évolution aujourd'hui, y compris dans ces structures sociales particulièrement stables. C'est pourquoi, même lorsque ce sont ces valeurs sociales complètement réifiées que nous étudions, nous ne pouvons pas ne pas faire appel à nos propres valeurs, du moins en partie. L'Église catholique est, dans un sens, une structure sociale absolument réifiée et donnée. Mais elle change sans cesse, et personne – ni ami ni ennemi – ne peut l'étudier sans prendre de position normative à propos de ces changements, ne serait-ce qu'en les caractérisant comme étant essentiels ou non. En dépit de la célèbre déclaration de Max Weber selon laquelle les sciences sociales peuvent être purement scientifiques, c'est-à-dire dénuées de valeurs, il nous faut parvenir à l'évidence. Une telle affirmation est non seulement impossible, elle est également absurde d'un point de vue logique.

22

Les sciences sociales sont donc inéluctablement normatives. Que pouvons-nous dire du contenu de cette normativité ? On pourrait imaginer que nos sciences sociales couvrent l'éventail de ce qui est normatif en raison de leur évidente diversité, qu'elles parviennent à représenter toutes les valeurs qui existent dans le monde. Après tout, les sciences sociales donnent à voir une étourdissante variété d'ontologies du monde social. L'économie et les champs afférents sont des bastions de l'individualisme ontologique : seuls les individus existent, les phénomènes sociaux ne sont que des apparences, et ce qui compte par-dessus tout, ce sont les choix individuels. A contrario, Émile Durkheim et ses héritiers, en sociologie, se rapportent à un émergentisme social dans lequel de larges structures sociales imprègnent ces mêmes individus et définissent des comportements moyens sur lesquels les choix individuels n'ont que peu d'impact. Quant au marxisme et aux théories du déterminisme historique qui lui sont proches, ils empruntent une troisième voie. En effet, ils perçoivent le monde comme l'aboutissement de l'action durable de grandes forces historiques qui façonnent tout ce qu'elles touchent, autant au niveau social qu'individuel.

23

Dépassons cette apparente diversité des ontologies empiriques. Demandons-nous quelles sont les ontologies normatives qui sont à l'origine des jugements présents dans ces différentes disciplines. Nous découvrons avec surprise que le même vocabulaire normatif est employé partout : des termes reviennent, comme inégalité, domination, égalité des chances, équité, inclusion, etc. Leurs ontologies empiriques du monde social semblent radicalement différentes mais, sous ces variations de surface, ces disciplines semblent partager le même et unique horizon normatif, un horizon à l'aune duquel on juge si la réalité empirique est bonne ou mauvaise. Cet horizon provient directement, de mon point de vue, de l'univers normatif du libéralisme contractualiste, de celui de Thomas Hobbes, de John Locke et de Jean-Jacques Rousseau, un univers qui, me semble-t-il, a soutenu les projets de nationalisme et d'impérialisme à travers lesquels les différentes sciences sociales ont émergé au xixe siècle. En effet, l'héritage contractualiste informe profondément les sciences sociales, et ce, quelles que soient les réelles orientations politiques en présence. Les entreprises de dénombrement et de catégorisation de la population, par exemple, ont fourni des savoirs appropriables autant par des projets de surveillance que par des projets d'inclusion sociale. De même, la volonté de concevoir l'existence de « grandes forces sociales » peut servir aussi bien le projet durkheimien, qui vise à renforcer la solidarité intérieure des nations, que le projet marxiste, qui cherche à renverser cette solidarité. Ce n'est donc pas une marque politique spécifique qui caractérise le système normatif des sciences sociales dans les métropoles occidentales. Il s'agit plutôt de ce que l'on pourrait appeler une ontologie normative sous-jacente du social. Premièrement, une conception des êtres et des éléments auxquels on attribue une valeur. Deuxièmement, une conception des rapports entre chacun de ces êtres et chacun de ces éléments. Permettez-moi donc d'analyser cette ontologie normative du libéralisme contractualiste que les sciences sociales ont en partage.

L'ontologie contractualiste

24

L'ontologie contractualiste a divisé le monde en nations ou, pour parler comme É. Durkheim, en « sociétés ». Une nation, ou société donc, correspondait à une communauté d'individus égaux sur le plan politique et liés de façon implicite par un contrat social. La vie publique se caractérisait par une égalité absolue des droits et des devoirs. Les individus publics (ou « politiques ») étaient ainsi équivalents les uns aux autres, presque sans contenu propre. Mais derrière cette vie publique s'étendait la sphère privée, qui était a contrario un domaine où les différences entre les personnes étaient bien concrètes. Pour les contractualistes, les distinctions les plus fréquentes concernaient l'âge, les biens matériels, les talents, les ressources et la religion. Plus tard, on ajoutera peut-être le genre et la race. Les contractualistes se sont rendu compte que ces variations pourraient avoir une influence sur la vie publique et ont parfois formulé des restrictions à leur sujet. J.-J. Rousseau, par exemple, a insisté sur le fait qu'aucun individu ne devrait être assez riche pour être en mesure d'en acheter ou d'en vendre un autre. Cette sphère privée, à l'intérieur de ses propres limites, devait être régie par des lois promulguées par un corps législatif, généralement sur la base d'une constitution écrite.

25

Les textes des contractualistes montrent clairement que leur principale préoccupation a trait aux différences de possessions entre les individus. Tous présupposaient une protection légale des biens matériels, dans la mesure où la loi qui s'appliquerait à chacun inclurait le concept de propriété et un corpus législatif régissant les règles de propriété. La propriété était considérée comme appartenant à la dimension « universelle » et publique de la société. Il en allait de même pour une courte liste de choses négatives, jugées par tous comme contraires à l'ordre public : les divers crimes contre les personnes et contre les biens. Ainsi, le troisième aspect du modèle contractualiste, en plus des couples nation/citoyen et public/privé, portait sur cette liste des particularités qui étaient protégées ou interdites par la loi publique à laquelle les citoyens égaux se soumettaient également.

26

Alors que ces aspects proviennent de différences et de particularités, et peuvent par conséquent sembler ressortir de la dimension privée, les contractualistes les ont néanmoins situés dans le royaume de l'universel, du public. C'était leur objectif de réduire cette liste des aspects privés reconnus comme publics à la portion congrue, mais il n'était pas possible de postuler l'existence d'un monde public sans reconnaître l'existence des différences entre individus. Appelons cette liste des différences et des particularités les « particularités reconnues ». Il s'agit de particularités privées et de différences traitées de droit comme des universaux par le système légal du domaine privé, et donc intégrées aux universaux légaux de la sphère publique.

27

L'ontologie normative du libéralisme contractualiste ne s'intéressait guère aux institutions intermédiaires entre l'individu et la société. Pour la plupart des contractualistes, même la famille n'avait qu'une importance limitée dans une société libérale. Elle était uniquement considérée comme une sorte de modèle primitif ou de microcosme de cette société. Quant aux autres institutions intermédiaires, elles ne suscitaient qu'une hostilité ouverte de leur part. Après tout, l'objectif de la Révolution française était bien de les détruire, et les auteurs du Fédéraliste condamnaient toute association d'acteurs politiques comme une « faction » représentant un danger. En théorie, pour les contractualistes, toutes les institutions intermédiaires relevaient du domaine privé et ne devaient être connues de l'État que si elles interféraient avec son fonctionnement ou remettaient en cause l'égalité des citoyens. En pratique, bien entendu, un nombre important de ces structures intermédiaires héritées du passé existait dans les sociétés légitimées par contractualisme : par exemple, la famille, l'Église, les entreprises ou encore les associations. Les conséquences politiques de cet état de fait étaient considérables.

28

En somme, l'ontologie normative fondamentale du libéralisme était composée de quatre éléments. Premièrement, une nation unifiée, formée de citoyens égaux les uns aux autres. Deuxièmement, la séparation des sphères publiques et privées, la sphère privée étant régie par des décisions légales publiquement validées. Troisièmement, l'établissement d'une liste de particularités réprouvées ou, au contraire, protégées, ces traits privés qui doivent être reconnus comme publics. Enfin, quatrièmement, le fait que les institutions intermédiaires ne soient pas théorisées, pas plus d'ailleurs que les solidarités internes, quelles qu'elles soient. Ces quatre éléments sont restés les fondements du standard normatif à l'aune duquel les sciences sociales évaluent la vie sociale. Une bonne société correspondait à ce modèle, une mauvaise y contrevenait.

Les défis à l'ontologie normative du contractualisme

29

Au xixe siècle, trois défis fondamentaux ont menacé, et menacent encore, cet étalon. Ils concernent la question de la particularité, celle de l'histoire et, enfin, celle de la différence. À la fin du xxe siècle, quand la mondialisation est devenue un phénomène global, ces problèmes sont posés avec une acuité encore plus grande.

Le particularisme

30

Tout d'abord, le défi du particularisme. Le libéralisme contractualiste propose la vision d'une société d'êtres universels, dénués de qualités particulières. Ces êtres évoluent tantôt dans la sphère publique et politique, composée d'égaux, tantôt dans la sphère privée, où l'inégalité et les différences entre individus règnent. Cette sphère privée est délibérément tenue dans l'ombre, mais l'on y intervient parfois lorsque ces différences s'accroissent au point de compromettre l'égalité entre les citoyens dans l'espace public. Le statut normatif de ces particularités sociales privées est tout aussi obscur dans les sciences sociales contemporaines qu'il l'était chez les contractualistes de l'époque. De telles particularités sont éclipsées par des termes généraux comme « inégalité » ou « exclusion ». Ces termes vagues peuvent désigner tout et n'importe quoi, aussi bien le plafond de verre le plus élevé dans les entreprises les plus cotées que les horreurs de la vie quotidienne dans les ghettos états-uniens. Le contractualisme, en tant qu'ontologie normative, s'appuie donc sur deux piliers principaux : la société et l'individu d'un côté, le public et le privé de l'autre. Mais la solidité théorique de ces piliers est assurée par le chaos qui règne au sein d'un troisième pilier, qui fournit la liste de ce qui est protégé et de ce qui est interdit : les particularités reconnues. Cette liste sert de débarras pour les contractualistes : ils y stockent tous les sujets que les deux premiers concepts – la société/l'individu et le public/le privé – ne peuvent accueillir. Ajouter des gens ou des éléments à cette liste, les en rayer, voilà ce qui constitue l'essentiel de l'histoire politique concrète des grands États libéraux. La première particularité à être protégée a été la possession de biens matériels. Ensuite, une longue liste s'y est adjointe : les catégories de personnes (femmes, enfants, travailleurs, etc.), les types d'organisations (universités, églises, hôpitaux) et les groupes sociaux fondés sur une expérience partagée (la migration) ou sur des caractéristiques attribuées (la race, l'ethnicité). Toutes ces catégories ont fini par être protégées par l'État à titre public, la plupart du temps en tant que « victimes ». Paradoxalement, c'est le même argument qu'avaient utilisé les fédéralistes pour protéger les propriétaires qui couraient, à leurs yeux, le risque d'être victimes des assauts de la populace démocratique.

31

Bien entendu, de nombreux commentaires ont été écrits à propos de ce régime de particularités. C'est particulièrement vrai pour la littérature féministe, postcoloniale, queer, ainsi que pour d'autres corpus polémiques variés. Mais il semble que mêmes ces écrits s'inscrivent en grande partie dans la logique propre au contractualisme. Leur seul but est de remanier la liste de ceux qui sont protégés et les modalités de cette protection, ou de modifier la liste des éléments interdits et les modalités de cette interdiction. Mais il ne s'agit pas simplement de savoir qui ou quoi sera inscrit sur quelle liste. Le problème des particularités interroge le contractualisme de trois façons, celles-ci autrement plus importantes.

32

Premièrement, ces particularités sont, de nature, d'une variété déconcertante. Par exemple, certaines particularités changent régulièrement, comme l'âge, et d'autres ne changent jamais, comme le sexe biologique. Les unes font l'objet, dans une certaine mesure, de choix, comme la profession ou le lieu de résidence, tandis que d'autres s'imposent aux individus, également dans une certaine mesure, comme la confession ou l'identité des parents. Certaines particularités sont définies de façon précise, comme la taille, tandis que d'autres sont ou peuvent être relativement floues (la race, l'ethnicité). On parle souvent de toutes ces particularités en termes de formes de stratification. Mais il ne faut pas perdre de vue leur grande diversité sous prétexte qu'elles occupent une place commune dans la logique de l'ontologie normative du contractualisme.

33

Deuxièmement, chacun des individus ou des groupes sociaux n'a pas une seule, mais une myriade de particularités. En conséquence, la sphère privée du monde social est composée d'une imbrication déconcertante d'acteurs et de groupes sociaux liés les uns aux autres de multiples manières. Une femme n'est jamais uniquement femme. C'est aussi (peut-être) une personne de trente-cinq ans, la fille de quelqu'un, une divorcée, une avocate, une alpiniste amatrice et une réfugiée. Pas plus que n'importe quel autre acteur ou groupe social, cette femme ne se réduit à une seule de ses caractéristiques.

34

Troisièmement, la plupart des types de particularité transcendent les frontières « nationales », qui sont au cœur du concept contractualiste du monde social. Il en va ainsi des femmes, des personnes âgées, des Noirs, des travailleurs : aucun de ces groupes n'est purement national. C'est évident, mais nous y prêtons rarement attention. Pourtant, il serait sage de se souvenir que jusqu'aux tout derniers moments de la mobilisation de 1914, on doutait sérieusement de la volonté réelle des travailleurs de prendre part à la guerre nationaliste des capitalistes.

35

C'est donc pour ces trois raisons – la complexité, l'imbrication et l'internationalité – qu'il est déraisonnable de réfléchir à ces particularités en mobilisant simplement les concepts d'inclusion ou d'inégalité. Bien sûr, la société croit qu'elle possède des moyens suffisants pour la gestion de toutes ces particularités privées. Elle pense y arriver grâce aux moyens fournis par la théorie contractualiste, c'est-à-dire la législation et la loi. Et tout le monde considère que nos insuffisances proviennent de nos incapacités ou de nos efforts limités, alors même qu'elles tirent leur origine de l'outil qu'est la loi, et des concepts d'inégalité et d'inclusion qui la sous-tendent. En effet, seul un petit nombre de chercheurs en sciences sociales voient la loi comme une solution aux problèmes sociaux posés par le régime de particularités. Pour des raisons sensiblement différentes, les chercheurs en sciences sociales, de droite comme de gauche, considèrent souvent la loi comme la cause plutôt que la solution de ces problèmes. Le répertoire normatif de ces chercheurs ne puise quasiment pas dans le domaine juridique. C'est d'autant plus surprenant que, dans la tradition juridique occidentale, la nature des valeurs humaines est l'un des objets d'investigation majeurs.

L'histoire

36

Voilà le premier grand défi adressé à l'ontologie normative du contractualisme, celui posé par la nature complexe des particularités. Le second grand défi est celui que pose l'histoire. La plupart de ces particularités complexes connaissent des évolutions variables au cours du temps. Les êtres changent. Les organisations évoluent. L'ethnicité se redéfinit. L'emploi prend de nouvelles formes. Tous ces changements peuvent survenir lentement ou soudainement, graduellement ou radicalement. Sur une période de plusieurs décennies néanmoins, ils se combinent et occasionnent des transformations considérables et très irrégulières. Pourtant, nos approches normatives restent aveugles à l'importance de cette histoire. Lorsque les contractualistes s'imaginent un individu, ils l'imaginent vide. Aucun événement ne vient perturber le cours de sa vie, il ne change pas de travail, de religion ou de configuration familiale. Lorsque les contractualistes s'imaginent une division privée du travail, celle-ci n'est pas empreinte d'une histoire kaléidoscopique, ni encore moins inscrite dans un cadre international. Tous ces changements sont les objets de nombreuses études empiriques, mais ils ne sont pas reconnus dans l'ontologie normative du contractualisme.

37

En outre, les contractualistes ne théorisent pas les institutions intermédiaires. Ils n'ont donc aucune idée de la manière de traiter, de façon normative, la complexité historique quand il s'agit d'Églises, d'ethnies ou de syndicats, par exemple. Encore une fois, tous ces éléments sont présents dans nos écrits empiriques. Cependant, ils sont globalement absents du dispositif normatif que nous utilisons afin de juger le monde. Au niveau individuel, nous parlons encore d'inégalité et d'inclusion comme si ces termes étaient des constats définitifs. En cela, nous ignorons le fait qu'une personne puisse se trouver, à un moment de son existence, dans une situation d'égalité ou d'inclusion et, à un autre moment, se trouver exclue ou dans une situation d'inégalité. À l'échelon de la société, quand nous parlons des aides que le gouvernement accorde aux immigrés, nous oublions que les immigrés d'aujourd'hui ne sont pas ceux d'hier, et que les circuits d'immigration permanents peuvent devenir temporaires et vice versa.

38

L'anhistoricité de notre ontologie normative crée aussi des problèmes au niveau international, comme le montre l'exemple de la mondialisation. Le monde actuel n'est pas composé de nations stables – contractualistes et peuplées de citoyens. Bien plus de la moitié de la population mondiale a fait l'expérience, au cours du xxe siècle, d'un basculement total en termes de souveraineté. Des pays comme la Russie ou la Chine ont été les témoins d'au moins deux de ces basculements. Par conséquent, de nos jours, les humains naissent généralement sous un type de souveraineté et meurent sous un autre. Les guerres, les interactions commerciales, les migrations et les empires ont contribué à affaiblir davantage les frontières nationales, aidés en cela par le développement des communications, des transports et de la mobilité. Historiquement, la notion même de nation ou de société, nous le savons, est à la dérive. Ainsi est-il étrange, lorsque nous jugeons de la justice ou de l'injustice sur notre planète, de prendre les représentations contractualistes pour le mètre-étalon.

39

À cette objection, on répond bien entendu généralement que les États contractualistes constituent un idéal et que c'est une question de temps avant qu'ils ne se répandent aux quatre coins du globe. Finalement, les « nations » du monde deviendront les nations « réelles » que les contractualistes avaient prévues. Je ne peux pas m'empêcher de réagir à cette affirmation de la même façon dont j'ai réagi il y a trente ans quand je lisais des centaines de travaux académiques sur la professionnalisation. Les auteurs de ces textes affirmaient que tous les métiers où l'expertise jouait un rôle important étaient sur la voie de la professionnalisation, que tous y parviendraient, mais que certains n'avaient pas encore atteint ce stade. Mes conclusions étaient tout autres. L'histoire des professions est jonchée de professions mortes, en déclin, des professions dans lesquelles il n'y avait soudainement plus d'emploi ou qui se désorganisaient. En somme, on retrouve dans le champ des professions toutes les contingences d'une histoire complexe. Il en ira de même avec les nations. L'idée de progrès ne nous dispense pas du devoir de créer une théorie générale de l'histoire et de la contingence, ni de créer une ontologie normative fondée sur la reconnaissance sans détour de ces contingences.

La différence : le particularisme de l'idée contractualiste

40

Cette éventualité me conduit à un autre problème plus important, qui se pose, lui aussi, lorsque des sciences sociales dédiées à l'ontologie normative du libéralisme contractualiste sont confrontées à la mondialisation de leurs disciplines. Je dois ici ajouter une note personnelle. Comme la plupart des citoyens des nations fondées sur cet idéal, je pense moi-même que le libéralisme contractualiste est l'une des grandes réussites conceptuelles et morales de la civilisation. Bien que rarement réalisé en pratique, il représente pour moi un bel idéal. Mais il n'en reste pas moins que des milliards de gens dans le monde ne vivent pas au sein de sociétés contractualistes libérales, et que beaucoup d'entre eux verraient d'un très mauvais œil, ou considéreraient comme diabolique, un glissement vers ce type de société. Nous serions bien naïfs d'imaginer que ces milliards de gens sont prêts à abandonner leurs croyances non libérales et se jetteraient immédiatement dans le monde libéral de l'Occident moderne si on leur présentait la possibilité de faire un tel « choix rationnel ». Durant l'âge d'or des études sur la modernisation, quand j'étais étudiant, je connaissais un grand nombre de ces optimistes naïfs. Ces cinquante dernières années ont montré qu'ils avaient tort sur toute la ligne. Assurément, le monde s'est développé. Assurément, les économies nationales sont devenues encore plus imbriquées les unes dans les autres et encore plus « libérales », au sens du xixe siècle, sinon du xviiie. Mais ces pays ne se sont pas rapprochés pour autant du modèle libéral-contractualiste. Nous n'avons fait que surimposer les formes du libéralisme contractualiste à des sociétés, des empires et des civilisations qui, fondamentalement, sont illibéraux. Et ces milliards de gens que je viens de mentionner ne sont pas que des individus isolés. Souvent, ils appartiennent à des États importants et puissants et ont des chefs religieux solides. Souvent aussi, leur histoire – parfois illibérale à l'extrême – est aussi longue, voire plus longue, que l'histoire de l'Occident. Plus important encore : ils ne voient pas forcément le monde – y compris le monde libéral – comme étant représentatif des théories libérales. Ils le voient souvent comme tout autre. Leurs conceptions de la nature humaine, des comportements humains et des objectifs de l'humanité sont fondamentalement différentes des nôtres.

41

Des sciences sociales à l'échelle mondiale doivent accepter de ne plus voir le reste du monde comme un simple résidu des métropoles vertueuses. Elles doivent reconnaître que ces sociétés – dans certains cas, ce ne sont pas que des sociétés, mais des civilisations tout entières – n'accordent pas de l'importance aux mêmes choses que l'Occident. De là, leur imposer de façon inconsidérée les croyances libérales occidentales est une attitude aussi impérialiste que stupide. Les chercheurs en sciences sociales du passé – les anthropologues en premier lieu – en étaient bien conscients. Ils avaient mis de côté l'universalisme, car ils avaient une connaissance de première main des problèmes pragmatiques qui se posent à rencontrer et à gouverner des empires inconnus. Assurément, nous pouvons considérer que leurs travaux sont pris dans les ontologies normatives de l'Occident : c'est l'avis de nombreux partisans des études postcoloniales. Mais ces mêmes théoriciens postcoloniaux, de façon assez paradoxale, se sont grandement appuyés sur les mêmes notions contractualistes que le corpus normatif dominant en sciences sociales. C'est très clair quand ils emploient les notions de nation, de souveraineté, de citoyen et de société domestique. En réalité, le sens profond du message concrètement véhiculé par les sciences sociales qui étudiaient les empires avant les années 1970 était tout autre. En fin de compte, on est arrivé à croire qu'il est impossible d'imposer un régime politique libéral sur un vaste groupe social préexistant et composé de gens très différents. Malheureusement, ces travaux portant sur la profonde importance des différences culturelles n'ont pas engendré une politique qui soit cohérente avec eux. En fait, le concept même de différence culturelle, après 1980, a été apprivoisé pour devenir une sorte d'excroissance limitée de la même vieille – et limitée – ontologie normative du libéralisme.

42

En somme, la pensée normative de la totalité des sciences sociales, ou presque, est sous-tendue par le libéralisme contractualiste. Cet héritage est important, et ce, quelle que soit la diversité apparente de ces disciplines. Ce schéma influence la façon dont la plupart des chercheurs occidentaux, qu'ils soient économistes néoclassiques, sociologues ou marxistes, jugent le monde social – tout à la fois le leur et celui des autres. Ils utilisent les mêmes termes génériques d'« inégalités » et d'« inclusion » pour cacher une centaine de particularités différentes. Ils font fi des évolutions historiques qui affectent les individus et les sociétés. Ils font fi également de différences importantes qui font que des milliards de gens dans le monde pensent que le libéralisme contractualiste n'est qu'une idéologie, voire un mal absolu.

Vers une nouvelle ontologie normative

43

Toutes ces limites font qu'il nous faut une nouvelle ontologie normative. Celle-ci doit prendre acte de l'historicité de l'expérience humaine. Précisément, elle doit accepter le fait que la plupart des humains peuvent s'attendre, au cours de leur vie, à être témoins de transformations majeures, en termes de souveraineté, de citoyenneté, d'ethnicité et de marché de l'emploi. Cette ontologie normative doit aussi admettre que des milliards de gens dans le monde refusent la théorie normative du contractualisme libéral. Ces gens peuvent très bien croire en un monde peuplé d'individus particuliers, et non d'êtres universels. Ils peuvent aussi très bien croire en une sorte de réalité universelle qui, pour les habitants des nations fondées sur le contractualisme, semble être un système culturel très particulier, généralement une religion. Pourtant, nous voulons en même temps qu'une nouvelle ontologie normative conserve les atouts reconnus du contractualisme : la façon dont il combine uniformité et tolérance, sa capacité à épouser les différences, sa propension à valoriser des biens universels, comme la sûreté des individus. Que cela soit clair, en aucune façon je ne souhaite le remplacement total de l'ontologie normative du contractualisme. Je plaide en fait vivement pour sa complexification.

44

Cette tâche est ardue, et on le comprend bien à la lecture de la pensée sociale qui émane des auteurs du monde non métropolitain tout au long du xxe siècle. En guise de discipline personnelle, j'ai entrepris cet exercice depuis six ans, à la manière d'un professeur imaginaire dans une université imaginaire. Mes lectures et mes écrits m'ont conduit en Amérique du Sud, vers des auteurs comme Domingo Sarmiento, Heleith Saffioti, Jose Vasconcelos, et l'école d'Alberto Flores Galindo ; vers l'Afrique et des auteurs comme Edward Blyden, Solomon Plaatje, Jomo Kenyatta et Léopold Sédar Senghor ; vers le monde de l'islam et des auteurs comme Mariama Bâ, Taha Hussein, Ali Shariati, Ziya Gökalp et Deliar Noer ; vers des écrivains indiens comme Pandita Ramabai et Radhakamal Mukerjee, chinois comme Chen Da et Fei Xiaotong, japonais comme Fukuzawa Yukichi et Fukutake Tadashi. La plupart d'entre eux ne sont pas des noms familiers. De fait, c'est justement pour cela que je les énumère. Parce que ce sont des femmes et des hommes éminents, qui ont produit des analyses de leurs sociétés sous des formes variées, depuis des points de vue multiples, avec des attitudes différant profondément de celles de métropoles. Et le fait est que beaucoup d'entre eux avaient des conceptions de la société qui étaient en dehors de la simple ontologie normative du libéralisme classique.

45

Les uns étaient pacifistes, d'autres admettaient la violence. Les uns voyaient l'impérialisme d'un bon œil, d'autres l'avaient en horreur. Dans les métropoles, certains auraient été considérés comme totalitaires, qu'ils soient communistes ou partisans d'États religieux, d'autres étaient des libéraux classiques dans l'acception occidentale. Certains voyaient la religion comme appartenant au domaine privé, ou comme un dangereux poison, d'autres comme le principe ordonnant la société publique. Les uns étaient fascinés par la pureté raciale, les autres par le métissage. Bien qu'une telle diversité ait également été caractéristique de l'Occident à certaines époques, les récents travaux en sciences sociales sont assez univoques sur ces sujets. Ils rejettent la plupart des points de vue que nous venons d'énumérer, qui proviennent d'un espace discursif autre – et encore plus divers – que celui des sciences sociales de l'Occident.

46

Chez les auteurs de ces espaces, le libéralisme normatif que veulent imposer les pouvoirs de la métropole occidentale ne va pas de soi et ne fait pas consensus. D'aucuns le rejettent spécifiquement, le plus souvent au nom de quelque chose qui apparaît à l'Occidental moyen comme une sorte de particularité locale. Pourtant ils sont, pour la plupart, des intellectuels de tout premier rang, dont le travail a déjà ou va bientôt prendre place dans le canon mondial de la théorie sociale. Beaucoup d'entre eux parlaient cinq langues ou davantage. Beaucoup ont étudié et même réussi brillamment dans les meilleures écoles des nations impériales. Beaucoup ont joué un rôle politique crucial dans les sociétés dont ils étaient originaires, de même que plusieurs d'entre eux ont enduré l'exil, la prison et, dans un cas, l'assassinat. La métropole et ses normes libérales ne représentaient pour eux qu'une seule possibilité parmi l'éventail d'idéaux disponibles pour l'humanité. L'histoire telle qu'ils la concevaient n'est pas un processus massif dont l'apogée est la démocratie libérale. Nombre d'entre eux croyaient en une religion ou en un système social organisé selon des règles qui lui sont propres, au sujet des particularités individuelles, des hiérarchies sociales, etc. En règle générale, ils ont été les porte-voix de groupes très étendus et importants dans leurs sociétés, qui comptaient parmi les plus vastes du monde.

47

Une ontologie normative qui aurait du sens pour une telle diversité d'auteurs requiert, à mon avis, un certain nombre d'éléments. Premièrement, elle doit combler la distance qui existe entre l'individu et la société en formalisant une théorie des structures intermédiaires. Cela ne veut pas dire qu'elle devra mettre en place des structures ad hoc pour les associations, les Églises ou autres, dans une sorte d'énorme opération de planification. Cela ne veut pas non plus dire que cette ontologie sélectionnera de nouvelles institutions pour combler le vide laissé par l'Église ou la famille, comme chez É. Durkheim. Ce dernier appelait en effet de ses vœux la constitution d'associations pour chaque corps de métier. Mais cet appel est rapidement devenu obsolète en raison des transformations historiques incessantes et inhérentes aux activités modernes, que le père fondateur de la sociologie française n'avait pas anticipées. Une ontologie normative des structures intermédiaires doit être premièrement une théorie de la morale des changements de telles structures intermédiaires. Il ne s'agit pas d'énoncer une théorie des corps intermédiaires et de leur rôle intégrateur, comme le proposait É. Durkheim, mais bien de présenter une théorie morale des processus qui voient les individus changer d'emploi, d'activité ou de compétence. Au niveau des groupes, nous n'avons pas besoin d'une compréhension normative de la préservation de telle ou telle profession, mais bien plutôt d'une compréhension normative de la manière dont les professions et leurs associations peuvent avoir des trajectoires morales justes quand elles traversent les inévitables changements de qualification, de tâches et de personnel. Et peut-être même nous faut-il une compréhension morale de ce qu'est la mort ou la fusion de ces professions ?

48

Cette théorie morale doit également aborder la question de la diversité des types d'inégalité. Une telle ontologie devrait produire un « contrat social » pour chacune des catégories de différences internes. Une analyse morale pour les différences qui peuvent changer, face à une autre pour les différences immuables. Une pour les différences exclusives, une autre pour les différences imbriquées. Une pour les particularités choisies, une autre pour les particularités imposées. Il nous faut produire une théorie normative sérieuse qui traite des types de particularité dans la société. D'ailleurs, il faut aussi réfléchir à la manière de concevoir l'individu à l'intersection de plusieurs particularités, et non plus comme un être vide, sans contenu ou, comme dans la plupart des théories actuelles de l'émancipation, comme un être doué d'une particularité seule. En somme, une nouvelle ontologie normative doit avant tout être l'incarnation d'une véritable théorie des particularités. Plus encore, s'il doit y avoir une conception normative de l'ordre social du monde, elle devra construire quelque chose d'autre qu'une « nation » contractuelle et nettement délimitée au sommet de cet amoncellement d'institutions intermédiaires. En fait, elle devrait essentiellement être une théorie de la manière d'empêcher toute structure intermédiaire particulière – y compris les nations – de dominer le reste.

49

Deuxièmement, il faut réinscrire dans leur historicité cette masse de structures intermédiaires et la masse d'individus dont les vies sont imbriquées. Comment définir une vie juste (ou égalitaire, ou bonne), non pas au temps « t », mais sur l'ensemble de cette vie ? Une vie est une série de résultats qui interviennent dans un ordre donné. Qui doit avoir droit à quels bénéfices et à quel moment dans la vie ? Est-ce qu'il y a des trajectoires de vie qui sont justes ou injustes ? Ces questions peuvent se poser pour des groupes, mais aussi pour des personnes. Il est évident que toutes ces réflexions doivent être diachroniques. Il faut en effet établir des critères sur les modalités du changement et non sur les résultats finaux de ces changements. Tout simplement parce qu'une théorie sérieuse du processus social doit accepter qu'il n'y ait pas de résultat final, pas d'aboutissement. Le processus social ne cesse de continuer, tout simplement.

50

Mon propos n'est pas de dire que cette éthique exclut toute idée d'absolu. En réalité, l'absolu doit concerner le processus même de transformation, et ses résultats particuliers. Il nous faut imaginer un ensemble de règles à propos du changement, et que ces règles puissent engendrer un processus idéal pour l'humanité tout entière, et nous pouvons sans doute fixer des idéaux concrets et absolus, par exemple que ce processus ne conduise jamais à une extermination de masse. Mais nous devons avant tout réfléchir à un idéal de dynamiques globales plutôt qu'à un idéal au contenu spécifique. Peut-être que ce processus social devrait maintenir un grand nombre de sociétés, de types très différents. Peut-être qu'il devrait permettre aux individus de vivre un grand nombre d'histoires au cours de leur vie. Peut-être que ce processus devrait nous enseigner la façon de changer intelligemment et à bon escient.

51

Bien évidemment, il est désormais clair qu'une ontologie normative qui permette d'affronter les problèmes qui se posent à nous doit être processuelle. Si nous ne pouvons définir clairement les objectifs ultimes du processus social, mais que nous souhaitons tout de même l'améliorer, d'une façon ou d'une autre, il n'existe alors qu'une seule stratégie viable. Élaborer, sur le plan normatif, des règles de transformation qui puissent, dans le présent, s'appliquer au processus social. Ces règles doivent sur le long cours pouvoir servir de guide aux errances durables du processus social, selon des modalités que nous jugeons bonnes du point de vue normatif.

52

Par le passé, nous n'avons généralement envisagé que deux de ces règles générales de transformation. La première est l'idée de progrès. D'un point de vue prospectif, cette idée entraîne le fait que chaque génération projette ses désirs sur toutes les générations à venir. D'un point de vue rétrospectif, cette idée a consisté à décider après coup que l'événement allait, d'une façon ou d'une autre, dans le sens du progrès. La deuxième règle de transformation qui est généralement envisagée correspond au concept de cyclicité, qui nous vient d'Ibn Khaldoun et de Johann Gottfried von Herder. C'est une manière de penser le cours de la vie des groupes et des sociétés aussi bien que des individus : au début vient l'essor, toujours suivi de l'inéluctable chute. Malgré tout, nous sommes tout à fait en capacité de concevoir d'autres trajectoires globales que pourraient emprunter les sociétés du globe, et nous devrions nous y atteler. Car un monde où tout ressemblerait au genre de paradis promis par le capitalisme de consommation n'aurait assurément pas de sens.

53

En clair, il est urgent que les chercheurs en sciences sociales développent une théorie normative. Bien entendu, je crois que celle-ci doit être processuelle, car elle doit nous emmener plus loin que l'anhistorisme simpliste constitutif de notre ontologie normative actuelle. On pourrait affirmer que nous pourrions échapper à cette tâche et ne faire que des études empiriques. On aurait tort. Comme je l'ai dit précédemment, on ne peut jamais échapper à la normativité des sciences sociales. Elles sont normatives par principe.

54

J'aimerais, pour terminer cette analyse, évoquer à nouveau le cas de M. Bloch. L'héritage du libéralisme politique, comme mode de gouvernement, est prodigieux. Mais le décès de M. Bloch est précisément à mettre au compte d'une société dont les bases théoriques reposaient sur le contractualisme libéral et qui obéissait à une législation fondée en droit légitime. Or cette même société a voté sa propre fin le 23 mars 1933. Tous les récits empiriques de cet événement néfaste font appel à la complexité de la société européenne, à ses particularités et à son historicité. Pourtant, l'ontologie normative de base de nos sciences sociales n'est pas vraiment outillée pour traiter de cette complexité. En ce qui concerne le contractualisme, ce vote au Reichstag a tout simplement mis fin à un contrat social spécifique et a renvoyé les Allemands de l'époque vivre par la même occasion dans le chapitre treize du Léviathan de T. Hobbes, où la vie de l'homme est solitaire, indigente, animale et brève. Mais ça, nous le savions déjà, sans aucune analyse contractualiste. Ce qu'il nous faut, c'est une ontologie sociale normative qui réponde à deux conditions. Elle doit nous permettre d'imaginer un processus social régi de façon normative. Ce processus doit pouvoir comprendre et même contrôler le changement perpétuel de la société ainsi que les divergences fondamentales en termes de valeurs. Voilà la condition première d'une nouvelle ontologie morale. La seconde condition est encore plus importante. Cette ontologie doit nous interdire de nous égarer à nouveau dans les ténèbres qui ont pris M. Bloch et tant d'autres.

Notes

[1]

Cet article est une version légèrement adaptée d'une communication donnée lors de la 37e conférence Marc Bloch, à l'Ehess, en juin 2015.

Résumé

Français

Ce texte prend appui sur la tradition processualiste afin d'identifier les facteurs susceptibles de produire rapidement un changement dans les sciences sociales. Le plus important est le décalage qui existe entre les dimensions empirique et normative des sciences sociales. L'article défend l'idée qu'un tel décalage entre la diversité des ontologies empiriques à notre disposition et l'éventail plus réduit des ontologies normatives sur lesquelles nous nous appuyons est problématique. De fait, la plupart des sciences sociales ont recours à un « contractualisme normatif ». Ontologie normative la plus courante dans les sciences sociales, ce dernier n'est cependant pas en mesure d'appréhender correctement les problèmes normatifs soulevés par les notions de « particularité », d'« historicité » et de « diversité des valeurs ». Pour conclure, ce texte appelle de ses vœux une analyse normative du monde social qui se démarque du contractualisme et pose les jalons d'une approche proprement processualiste.

English

This article takes a processualist position to identify the current forces conducive to rapid change in the social sciences, of which the most important is the division between the empirical and normative dimensions of the social sciences. It claims that this gap between the many and various empirical ontologies we typically use and the much more restricted normative ontology on which we base our moral judgments is problematic. In fact, the majority of such normative judgments rest on the ontology of liberal contractarianism, which might indeed be called “normative contractarianism.” While this ontology is the most widely used for normative judgments in the social sciences, it is not really effective in correctly capturing the normative problems raised by the particularity and historicity of the social process, nor in capturing the astonishing diversity of values in the world. The piece closes with a call to establish a truly processual foundation for our normative ontology, which must move away from contractualism and imagine new ways of founding the human normative project.

Plan de l'article

  1. Le moment actuel dans les sciences sociales
  2. Des origines des sciences sociales
  3. Du décalage entre aspects empiriques et normatifs
  4. La normativité des sciences sociales : nécessité, ontologie et défis
    1. Le postulat de la normativité des sciences sociales
    2. L'ontologie contractualiste
  5. Les défis à l'ontologie normative du contractualisme
    1. Le particularisme
    2. L'histoire
    3. La différence : le particularisme de l'idée contractualiste
  6. Vers une nouvelle ontologie normative

Pages 575 - 596 Article suivant
© 2010-2018 Cairn.info
Chargement
Connexion en cours. Veuillez patienter...